Georges Blin (1917-2015)
Il ne m’est pas facile de faire l’éloge de Georges Blin, décédé le 14 avril 2015 dans sa quatre-vingt-dix-huitième année. Georges Blin était à mes yeux le plus grand critique littéraire français du XXe siècle, à la fois un philologue impeccable, un familier des philosophies contemporaines les plus rigoureuses, un analyste pénétrant qui interprétait les textes en psychologue de leurs intentions profondes, et sans doute un poète en puissance. Ses deux livres sur Baudelaire des années 1940 et ses deux livres sur Stendhal des années 1950 représentent le meilleur qui ait été écrit sur ces deux écrivains capitaux de la modernité. L’admiration de ma génération pour Georges Blin était extrême, c’est-à-dire qu’il nous inspirait à la fois du respect et de l’effroi.
Georges Blin a occupé la chaire de Littérature française moderne au Collège de France de 1965 à 1988. Préparant ma candidature dans cette maison en 2005, j’avais souhaité reprendre le titre tout simple de sa chaire : Littérature française moderne, mais certains professeurs me firent observer que, pour les historiens, l’époque moderne se terminait avec la Révolution. Le Collège de France était plus affranchi du temps où Georges Blin proposait un enseignement, indiquait-il dans son projet, de la « littérature française moderne, prise dans l’acception des deux derniers siècles ».
Georges Blin a publié d’immenses ouvrages de critique littéraire entre 1939 et 1958, de vingt à quarante ans, mais il était aussi une personnalité extraordinaire, véritablement un surdoué, et un être torturé comme peuvent le devenir les intelligences excessivement pénétrantes. Ainsi ce perfectionniste n’a plus rien publié, ou quasi rien, à partir des années 1960, notamment durant son séjour dans ces murs. Une phrase de lui qui m’avait été rapportée dans ma jeunesse m’a marqué à jamais : « Toute publication est une imposture », c’est-à-dire un pis-aller, une trahison de la vérité, un manquement à l’idéal. Avec ce genre de conviction, on a du mal à mettre le point final à un manuscrit, on le remet sans cesse sur le métier, on le peaufine à l’infini, ce qui souvent l’obscurcit.
Georges Blin était non seulement un modèle, mais aussi un patron redoutable, un homme secret. Lorsque je lui envoyai mes titres et travaux en 2005, la brochure me revint avec cette mention inscrite sur l’enveloppe par le personnel du courrier : « Professeur décédé ». Il devait vivre plus de dix ans encore, mais il y avait si longtemps qu’on ne l’avait plus vu ici que l’on avait oublié l’existence de ce maître irremplaçable.
La carrière critique de Georges Blin commença de manière étonnamment précoce. Originaire du Midi, fils d’un journaliste au Radical de Marseille, entré à l’École normale supérieure en 1937, il publia son premier livre dès 1939 sous le titre Baudelaire aux Éditions Gallimard. Il avait 22 ans, et c’était son diplôme d’études supérieures, comme on appelait la maîtrise, une réflexion inspirée de la phénoménologie existentielle s’ouvrant sur cet avertissement : « Le lecteur ne s’étonnera point que nous donnions à notre étude une démarche et parfois un vocabulaire philosophiques. Le sujet le voulait, l’auteur aussi. » Georges Blin explorait les abysses de la conscience du poète, les complications et les contradictions de son imaginaire. À cette date, Georges Blin avait déjà publié des traductions de Chrysippe et de Philon dans Mesures, la revue merveilleuse que Jean Paulhan dirigea à partir de 1935 en marge de La Nouvelle Revue française.
Par la suite, Georges Blin s’est obstinément opposé à la réédition de son premier livre sous prétexte qu’il aurait fallu le mettre à jour du point de vue des usages typographiques et par exemple ôter l’accent aigu de swédenborgien. En 2011, toutefois, Robert Kopp, professeur à l’université de Bâle, l’un de ses fidèles visiteurs dans sa retraite de la rue Royer-Collard, parvint à le convaincre de laisser reparaître son Baudelaire, suivi des résumés de ses cours sur le poète au Collège de France entre 1965 et 1977. Robert Kopp redonna également son « Introduction aux Petits Poèmes en prose » de 1948 en tête de l’édition du Spleen de Paris dans la collection « Poésie/Gallimard » (2006). Le résultat fut que Georges Blin regretta son consentement et ne vit plus Robert Kopp. Du moins ces textes majeurs sont-ils de nouveau disponibles.
Après avoir été reçu premier à l’agrégation des lettres en 1941, Georges Blin prit la sage décision de quitter la France de Vichy pour le Maroc, où il enseigna aux lycées de Rabat et de Tanger entre 1942 et 1945. En Afrique du Nord, il se lia aussitôt à l’honorable revue Fontaine, qui avait été fondée par Max-Pol Fouchet à Alger en 1939 et qui devint la tribune de la résistance littéraire et intellectuelle durant la guerre. Georges Blin y collabora abondamment, presque à chaque numéro, auprès, entre autres, de Georges Bernanos, Louis Aragon, Paul Éluard, Pierre Emmanuel, Pierre Jean Jouve, Georges-Emmanuel Clancier ou René Char. Il devint même le secrétaire général de la revue en 1945, jusqu’à son interruption en 1947. Parmi ses articles de Fontaine figurent ceux qui firent le noyau de son second livre sur Baudelaire, Le Sadisme de Baudelaire, à paraître chez José Corti en 1948, où il s’opposait notamment au récent Baudelaire de Sartre. Dans Fontaine, on trouve encore sous sa signature des articles remarquables sur Albert Camus, Simone de Beauvoir, Søren Kierkegaard ou Jean Paulhan, ainsi que des « Essais de morale et de psychologie », comme il les nomma lors de sa candidature au Collège de France, en particulier un texte pénétrant, D’un certain consentement à la douleur (Alger, 1944), que l’on voudrait voir reparaître.
Durant ces années-là, l’activité de Georges Blin fut prodigieuse, puisqu’il publia encore, en collaboration avec Jacques Crépet, une volumineuse édition critique des Fleurs du Mal (José Corti, 1942, 1950), puis une autre, inaugurale, des Journaux intimes de Baudelaire, Fusées et Mon cœur mis à nu (José Corti, 1949), éditions savantes à peine surpassées par celles de son disciple et successeur dans sa chaire de l’université de Bâle, Claude Pichois (avec qui il devait aussi se brouiller), pour la « Bibliothèque de la Pléiade » dans les années 1970.
Au lendemain de la guerre, en 1946, à moins de trente ans, Georges Blin fut en effet nommé professeur titulaire de la chaire de Littérature française à l’université de Bâle, et ce fut au cours de son séjour bâlois que, délaissant momentanément Baudelaire, il rédigea ses deux ouvrages véritablement magistraux sur Stendhal, Stendhal et les problèmes du roman (José Corti, 1953), sa thèse complémentaire, et Stendhal et les problèmes de la personnalité (José Corti, 1958), sa thèse principale présentée comme le premier tome d’une trilogie (« Se connaître dans ce qu’on est ») dont le second tome (« Se connaître dans ce qu’on veut » et « Se connaître sur ce qu’on fait ») ne vit jamais le jour. Sa thèse complémentaire n’avait rien d’accessoire et l’on y trouve en vérité, à la faveur d’une analyse des techniques romanesques de l’auteur du Rouge et le Noir, les bases de la discipline qui devait se répandre plus tard sous l’appellation de « narratologie ».
Docteur d’État, Georges Blin quitta Bâle en 1959 et devint maître de conférences, puis professeur de Langue et littérature françaises à la Sorbonne, ainsi que, à partir de 1961, directeur de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. Il était alors un proche de René Char, allant jusqu’à donner en 1964 une préface au choix de poèmes que Char publia sous le titre Commune présence (Gallimard).
Dans son projet d’enseignement au Collège, puis dans sa leçon inaugurale de janvier 1966, La Cribleuse de blé (José Corti, 1968), titre emprunté au tableau de Courbet pour figurer la mission de la critique, destinée à faire le tri, Georges Blin nommait sa méthode « critique intentionnelle » et la définissait par « le devoir de chercher le sens d’une œuvre au confluent des finalités qui l’administrent et de celles qui semblaient la réclamer ». Il s’agissait de rattacher l’œuvre à son projet, car « l’on ne peut couper l’œuvre du moment ou de l’état d’une existence », ou de « la pente de l’homme », comme il l’appelait. À un moment d’intenses débats et même de désagréables polémiques sur les études littéraires, Georges Blin se donnait pour but de retrouver, par l’érudition historique, la reconnaissance philosophique et l’empathie psychologique, l’élan créateur qui avait animé l’œuvre. C’est pourquoi il s’intéressait particulièrement à des écrivains qui, comme Stendhal et Baudelaire, avaient laissé des journaux intimes et des correspondances, tout un matériau permettant de pénétrer dans les secrets d’un être.
Nul n’a mieux résumé sa manière que Jean Starobinski, que je cite : « Dans l’œuvre critique d’un Georges Blin, on ne soulignera pas seulement l’ampleur exemplaire de l’information, la force d’un langage descriptif et analytique singulièrement différencié : on aimera surtout l’attention portée sur la finalité de l’œuvre, et sur les liens qui rattachent les faits d’expression au “projet fondamental” de l’écrivain. En ce sens, les études de Georges Blin réalisent pleinement l’idée sartrienne d’une psychanalyse existentielle, mais sans dénier aux œuvres (comme le fait Sartre) le droit à l’autonomie esthétique. […] l’œuvre ne peut être comprise que comme l’essor d’une personnalité qui dépasse et transmue en structure littéraire les données primitives de l’expérience vécue. »
Georges Blin était bien l’héritier de Jean Pommier, son maître et le grand historien de la littérature à qui il succéda au Collège de France et dont il citait avec admiration La Mystique de Baudelaire (1932) dans son Baudelaire de 1939, ainsi que de Paul Valéry, qui avait occupé cette chaire sous l’intitulé de Poétique, avant Jean Pommier.
Une fois au Collège, Georges Blin devint de plus en plus scrupuleux, exigeant, minutieux. Ses cours, qu’il préparait avec un soin méticuleux, furent consacrés non seulement à ses deux auteurs de prédilection, mais aussi à Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont, Valéry, Saint-John Perse, Michaux, Char. Dès lors, il publia peu, faisant sienne la terrible maxime de Baudelaire : « Il n’y a d’admissible que la perfection [1] », et sa prose devint de plus en plus serrée, dense, voire hermétique. René Char, dont la poésie était difficile, se souciait que son futur préfacier ne la rendît trop impénétrable, si l’on en croit des notes manuscrites de Blin après un entretien avec le poète en décembre 1962 : « Je lui indique l’axe de l’étude que je projette. Un peu craintif à l’idée que j’insiste sur son obscurité Char me dit : chacun de mes poèmes a un sens que je peux vous donner bêtamment (sic) jusque dans les détails. »
D’autre part, son enseignement se fit, lui, de plus en plus intarissable. Du temps où j’étais étudiant, son cours n’en finissait pas. Il arrivait très en retard, s’emportait peu à peu, poursuivait très au-delà de l’heure tandis que le public, à regret, s’éclipsait et que l’appariteur, sans succès, le tirait par la manche, plus tard Odile Bombarde, son assistante attentive. Une fois emporté, il lui devenait impossible de refréner sa volubilité. Les conversations téléphoniques avec lui duraient au moins une heure et demie, si bien qu’il arrivait à Odile Bombarde de s’évanouir dans la cabine d’où elle l’appelait chaque matin.
Georges Blin aurait voulu faire venir René Char au Collège de France dans une chaire de poésie, projet qui n’aboutit pas. En 1947, Char avait publié Le Poème pulvérisé, magnifique recueil hanté par le souvenir de la guerre, aux Éditions de la revue Fontaine quand Blin en était le secrétaire général. Une rumeur voudrait que Blin, poète rentré, sacralisant la parole poétique plus encore que Char, y ait mis la main. Peut-être en saurons-nous davantage quand les manuscrits de Georges Blin, qui iront vraisemblablement à la bibliothèque Jacques-Doucet, seront accessibles.
Cependant, après la mort de Roland Barthes, il devait présenter Yves Bonnefoy dans la chaire d’Études comparées de la fonction poétique en 1981. Voici comment se passa cette présentation, telle qu’Yves Bonnefoy me l’a racontée. Nous sortions de dîner à La Méditerranée, un peu après mon élection dans cette maison, et nous attendions un taxi sur la place de l’Odéon, mais c’était un soir de match de football, le boulevard était envahi, aucun taxi ne venait, et Yves Bonnefoy eut tout le loisir de me narrer combien Georges Blin l’avait torturé, car ce n’était pas pour rien qu’il s’était intéressé au « sadisme de Baudelaire » et au « consentement à la douleur ». D’abord, Georges Blin, après lui avoir demandé des notes pour préparer sa présentation, lui avait fait refaire dix fois sa copie, comme à un mauvais élève. Puis, le matin de l’assemblée, il l’appela au téléphone pour lui dire qu’il n’était pas satisfait de son texte, lequel demandait encore du travail, et qu’il ne se rendrait donc pas au Collège dans l’après-midi pour le lire. Bonnefoy s’affola. Tout cet effort pour rien, toutes ces visites. Il appela André Chastel, qui le fit venir chez lui et mit au point, avec l’aide de Bonnefoy, une présentation en un tournemain. L’après-midi, en l’absence de Georges Blin, l’administrateur – c’était Yves Laporte – donna la parole à André Chastel. Comme celui-ci s’exprimait, la porte s’ouvrit et entra Georges Blin, vers lequel Yves Laporte se tourna après la présentation succincte et suffisante d’André Chastel. Blin, comme à l’accoutumée, prit la parole et n’en finit pas, si bien que l’administrateur aurait dit : « Chers collègues, nous allons voter tandis que M. Blin termine sa présentation. » Voilà du moins le récit que je tiens d’Yves Bonnefoy. Alain Connes le corrigera peut-être.
Si j’avais le temps, mais je ne voudrais pas que cet hommage se prolonge, je décrirais comment se passaient les visites de campagne rue Royer-Collard. Le candidat se tenait debout dans la rue, poussant sur le bouton de l’interphone durant plusieurs heures, sans oser interrompre l’entretien par crainte de perdre une voix. Puis Blin remerciait de la visite qu’on lui avait rendue. La visite de Gérard Genette, concurrent d’Yves Bonnefoy en 1981, se déroula dans une cabine téléphonique et fut un supplice prolongé.
Georges Blin était un surdoué qui a magnifiquement produit entre 1938 et 1958. Ses travaux sur Baudelaire et Stendhal restent indépassés et indispensables. Par la suite, sa rigueur, son intransigeance devinrent démesurées. Sans pitié, il jugeait indignes tous les livres et articles qu’il recevait, et il plaça si haut l’acte d’écrire et de publier qu’il renonça parfois à donner jusqu’aux résumés de ses cours. Il y avait en lui du génie ; il abritait un héautontimorouménos qui le rendait complice des poètes, de leurs extases et de leur douleur. L’intelligence excessive peut se muer en malédiction. Méditant sur la grandeur et la souffrance de Georges Blin, on se dit qu’il est bon d’avoir des facultés moyennes, de se contenter de peu, et de se cantonner dans l’aurea mediocritas.
Antoine Compagne, le 29 novembre 2015.