Mieux comprendre la biodiversité sur Terre pour mieux vivre
Biologiste, Virginie Courtier-Orgogozo étudie les mécanismes génétiques impliqués dans l’évolution, afin de mieux comprendre les origines et l'avenir des espèces, avec une approche aussi scientifique que philosophique. Elle travaille aussi sur une biotechnologie expérimentale, le forçage génétique, dont elle évalue les risques à court et long termes.
Elle est invitée sur la chaire annuelle Biodiversité et écosystèmes, qui bénéficie du soutien de la Fondation Jean-François et Marie-Laure de Clermont-Tonnerre.
Comment est né votre intérêt pour l’évolution des espèces et ses mécanismes sous-jacents ?
Virginie Courtier-Orgogozo : Depuis toujours, je ressens cette envie de comprendre le monde vivant. À quinze ans, j’avais emprunté un microscope à mon professeur de SVT pour les vacances d’été et je m’émerveillais devant les microorganismes. Bien évidemment, cela m'a conduite sur le chemin de la recherche. Pendant ma thèse, j’ai étudié les mécanismes moléculaires et cellulaires par lesquels des organismes complexes se développent à partir d'une seule cellule. Ensuite, j’ai commencé à m’intéresser à l’évolution et, après ma thèse, j’ai choisi d’utiliser l'approche génétique pour essayer de mieux comprendre les mutations qui apparaissent et sont responsables des changements de traits de caractère. Je voulais voir si l’on pouvait raffiner la théorie de l’évolution, en y incluant ces gènes et ces mutations. Dans les années 2000, on connaissait déjà quelques génomes. Puis les techniques de génomique se sont développées, par exemple avec le séquençage haut débit, ce qui a engendré une explosion de découvertes sur les gènes et les mutations. On savait déjà que l'évolution se répète souvent à différents endroits du globe. Ainsi, dans les milieux enneigés, on observe des pelages blancs chez différentes espèces. En étudiant les génomes, il est apparu que cette convergence de traits résultait souvent de mutations dans les mêmes gènes, qui apparaissaient indépendamment chez des espèces ou des populations différentes. L'évolution se répète non seulement à l'échelle des traits de caractère, mais elle emprunte aussi un nombre limité de chemins génétiques. Cela signifie que, dans un génome, il n'y a pas autant de possibilités qu'on pourrait l’imaginer pour évoluer vers une forme donnée. Tout un pan de l'évolution, qu'on pensait très aléatoire, s'avère en fait assez répétitif.
Si l’évolution emprunte un nombre limité de « chemins génétiques », cela implique-t-il, comme l’évolutionniste anglais Simon Conway Morris le suggérait, que, même avec des conditions initiales différentes, l’évolution suivrait un chemin similaire ?
Quand j'ai commencé mes recherches, j'étais plutôt proche des idées du paléontologue américain Stephen Jay Gould qui pensait, au contraire, que l’évolution comporte de nombreux phénomènes aléatoires imprévisibles et que l’espèce humaine est un pur produit du hasard. Pour lui, rien ne prédisposait les ancêtres des humains à réussir. D'autres groupes d’espèces auraient très bien pu acquérir une position dominante sur Terre, à notre place. Il s'était intéressé à la faune de Burgess, et notamment aux petits fossiles de Pikaia gracilens, précurseurs des vertébrés ayant l’aspect d’une anguille, qui n'avaient rien de particulier les différenciant des autres animaux de leur époque. Ce qui est intéressant est que Simon Conway Morris, paléontologue anglais reconnu, a étudié les mêmes fossiles que Gould et est arrivé à une conclusion diamétralement opposée. L’évolution de la vie est un processus qui ne s'est produit qu'une seule fois sur Terre. On peut se demander si, dans d'autres conditions, elle aurait donné la même chose. C'est une expérience de pensée intéressante, mais, fondamentalement, nous n'en savons rien. Pour Morris, sur d'autres planètes, si les conditions sont réunies pour que la vie évolue, on retrouvera des arbres qui formeront comme chez nous des forêts vertes. En effet, pour capter l'énergie lumineuse, il y aura de la compétition entre les êtres vivants. Donc, les plus hauts domineront et formeront des troncs. Les feuilles existeront également, car elles maximisent la surface d’absorption de la lumière. Et elles seront vertes parce que c’est la couleur de la molécule la plus à même de capter cette énergie lumineuse : la chlorophylle… Se demander si l’évolution suivrait un chemin similaire, si on la relançait avec des conditions initiales légèrement différentes, est avant tout une question philosophique, mais c’est aussi une question qui présente des aspects pratiques : pour chercher et détecter d’autres formes de vie dans notre univers, il est nécessaire d’imaginer à quoi pourrait ressembler la vie ailleurs.
Vous avez créé la base de données Gephebase1 qui recense les gènes et mutations responsables de différences morphologiques, physiologiques et comportementales chez les plantes et les animaux. Comment avez-vous mis en place cette compilation ?
Quand j'étais en postdoc à l'université de Princeton, aux États-Unis, chaque laboratoire dans le monde s'intéressait à un petit groupe d’espèces proches et étudiait les différences d'un ou deux traits de caractère. Il n'y avait pas de synthèse générale de toutes ces données collectées par différentes équipes. Donc, avec mon directeur David Stern, on s'est dit qu'il serait intéressant de toutes les réunir. Cela a commencé par un fichier Excel, contenant trois cent trente et un cas, publié dans un article scientifique. Il m’a paru important de poursuivre ce projet, mais c’était un travail énorme, car il fallait passer en revue des centaines d'articles par an. Aussi, quand Arnaud Martin, que je ne connaissais pas à l'époque et qui est devenu depuis l’un de mes grands collaborateurs, m'a contactée par mail pour continuer ce travail, je lui ai répondu que ce n’était pas possible : cela demandait trop de temps. Je suis très heureuse qu’il n’ait pas suivi mes conseils et qu’il ait décidé de compléter ce fameux fichier Excel, tout seul. Il m'a recontactée une fois arrivé à mille cas et, impressionnée par ce qu’il avait entrepris, j'ai commencé à collaborer avec lui. Nous avons reçu un financement afin de créer un site web associé à une base de données, accessible à tous, et qui facilite la curation des articles et la saisie de données. Aujourd’hui, Gephebase est utilisée par les chercheurs du monde entier comme une base de référence bibliographique pour retrouver des articles sur un sujet particulier ou pour faire de la méta-analyse des données qu'elle contient.
Vous travaillez aussi sur la notion de forçage génétique. De quoi s’agit-il ?
C'est une nouvelle biotechnologie, en cours de développement dans les laboratoires. Son objectif est de propager rapidement une modification génétique souhaitée dans une population naturelle. Quelques individus « super OGM » sont relâchés dans la nature, et l’on s’attend à ce qu’en une dizaine de générations toute la population possède la modification choisie. Normalement, un parent a une chance sur deux de transmettre un gène donné à sa progéniture. Avec le forçage génétique, il transmet la modification génétique à 99 % de sa descendance. Deux approches sont envisagées : modifier une population en y incorporant un gène donné ; ou bien éliminer une population en propageant, par exemple, un gène qui rendra toutes les femelles stériles. Le forçage génétique a des applications potentielles en agriculture et en santé publique, notamment dans la lutte contre le paludisme. Jusqu’à présent, aucune méthode n’a permis d’éradiquer cette maladie, causée par un parasite transmis par le moustique Anopheles. Chaque année, le paludisme tue environ quatre cent mille personnes, principalement des enfants en Afrique. Le forçage génétique apparaît comme une nouvelle technique prometteuse de lutte contre cette maladie parasitaire qui est la plus répandue dans le monde. Le but, ici, serait soit de rendre les moustiques résistants au parasite qui transmet le paludisme, soit d'éliminer les moustiques. Des expériences en laboratoire ont montré qu’en ajoutant 25 % d’individus portant un gène de forçage génétique dans une grande cage contenant six cents moustiques, la population était totalement éliminée au bout d'une douzaine de générations. En agriculture, le forçage génétique trouve des applications dans la lutte contre les nuisibles. Beaucoup de travaux sont en cours dans les laboratoires aux États-Unis et en Europe, pour essayer de mettre au point la technique et qu’elle soit efficace. De mon côté, j'essaie d’évaluer ses risques à travers des études théoriques.
Quels sont ces risques ?
L'un des risques non négligeables est que l'ADN contenant le gène de forçage se transmette à d'autres populations que celle qui est ciblée : soit dans la même espèce, soit dans des espèces éloignées avec lesquelles il peut y avoir des échanges de matériel génétique. Pour limiter ce risque, j’ai montré avec mes collaborateurs qu’il est important que le fragment d'ADN soit inséré dans une région du génome comportant peu d'éléments répétés et peu de séquences génétiques présentes à l’identique chez d'autres organismes. Plus il y a de similitudes entre les séquences d'ADN de différents organismes, plus il y a de chances que le gène modifié passe d’une espèce à l’autre. Un autre risque est que l'ADN de forçage génétique se modifie au cours du temps, en accumulant des mutations ou en s’intégrant ailleurs dans le génome. Il devient alors très difficile de prédire l’impact de ce gène sur les populations naturelles à long terme. Enfin, il peut y avoir des répercussions non prévues sur les espèces qui sont en interaction avec la population modifiée par le forçage génétique : leurs proies, leurs prédateurs, etc. Ce sont principalement des généticiens – experts en biologie moléculaire, mais manquant généralement de connaissances approfondies sur les écosystèmes – qui mettent au point le forçage génétique. Or, il est très difficile d’imaginer les conséquences à long terme de cette technique sur les écosystèmes. Les moustiques porteurs de gènes de forçage génétique ne vont pas s’arrêter aux frontières. Des accords internationaux sont nécessaires. Pour l’instant, des discussions sont en cours, mais il n’y a pas encore de règlement international.
Quelle est votre approche, en tant que chercheuse sur le forçage génétique, face aux questionnements éthiques et aux inquiétudes que soulève cette technique chez le grand public ?
Selon moi, cette technique de forçage génétique n'est pas assez connue du grand public. J'œuvre pour essayer de la faire sortir de l’ombre et inciter un débat qui impliquerait toute la société ; notamment en donnant des conférences, en répondant à des journalistes et à des étudiants, ou à travers les cours que je vais dispenser au Collège de France. Dans le cas du moustique, l'une des options envisagées est de procéder à des lâchers réguliers de moustiques porteurs du gène de forçage. Il est donc indispensable que la population locale soit informée. En effet, il est contre-intuitif d’imaginer que, pour lutter contre le paludisme, on va libérer encore plus de moustiques, alors que le but est de les éliminer. Personnellement, je ne pense pas qu'il faille à présent rejeter en bloc cette technique. Il est facile pour nous, qui vivons en France et dont les enfants ne risquent pas de mourir de cette maladie, d’écarter cette technologie. Si nous vivions en Afrique, nous serions peut-être enthousiastes à l’idée qu’une nouvelle piste de lutte soit envisageable. La question de l’utilisation du forçage génétique dans la nature doit être examinée en profondeur, indépendamment pour chaque application potentielle. Ce n’est pas parce qu’on aura utilisé le forçage génétique avec succès contre le paludisme qu’il faudra accepter de l’utiliser aussi pour lutter contre un ravageur de culture. Je crois qu’à ce stade, il faut absolument faciliter les débats à l’échelle de toute la société et prendre en compte la diversité des opinions.
Vous êtes, cette année, titulaire de la chaire Biodiversité et écosystèmes. Que vous inspire cette nomination ?
Cette nomination est l'occasion de porter auprès du public ma réflexion sur le domaine de la biologie. Jusqu'à présent, mes recherches consistaient surtout à comprendre le monde vivant. Face à cette crise importante de la biodiversité que nous traversons, je m'interroge sur les apports de la biologie et sur ce qui nous a conduits, nous humains, à la situation actuelle, malgré toutes les connaissances que nous avons acquises. Je voudrais profiter de ces cours au Collège de France pour poser un regard un peu plus critique sur ma discipline et parler de nos biais humains. Je me pencherai sur les nouveaux résultats de la biologie et porterai ma réflexion sur les nouvelles visions du vivant qui émergent de ces recherches, en espérant qu’elles puissent aider les nouvelles générations à faire en sorte que notre planète reste habitable le plus longtemps possible. Il y a cette idée fantaisiste selon laquelle cette crise n'est pas si grave, car on pourra aller coloniser d'autres planètes. Cependant, cela n'est pas une option. Nous n'avons qu'une seule planète, la nôtre. Notre espèce n'est pas adaptée pour voyager et aller s’installer ailleurs dans l'univers. Nous avons besoin de mieux comprendre la biodiversité sur Terre pour mieux vivre. En tant qu'humains, nous sommes souvent fascinés par les machines que nous créons, par exemple le dernier smartphone en vogue. En revanche, l'achat d'une tomate au marché ne nous émerveille pas. On prend cela pour acquis. Pourtant, les plantes sont incroyables : elles peuvent utiliser l'énergie lumineuse et fabriquer des fruits savoureux comme les tomates. Cet exemple me paraît éloquent. Il illustre le fait que la nature d’aujourd’hui est pratiquement toujours connectée aux humains. Les plants de tomates ont besoin des tuteurs dressés par les jardiniers. Je voudrais déconstruire cette idée selon laquelle les humains sont séparés du reste de la nature et rallumer chez chacun cette étincelle d'émerveillement face à elle ; non seulement pour mieux vivre en son sein, mais aussi parce que ses effets sont bénéfiques. On sait que des individus en convalescence se remettent plus vite lorsque la fenêtre de leur chambre donne sur des arbres plutôt que sur un mur. Ou qu’avoir un chien réduit le risque de maladie cardiovasculaire de 20 % à 30 %. Ce que j'espère accomplir avec mes cours, c'est de montrer que le monde vivant nous questionne sur nous-mêmes, sur ce que l'on croyait acquis...
Propos recueillis par William Rowe-Pirra
[1] gephebase : https://www.gephebase.org/.