Entretien avec Benoît Peeters
Spécialiste d’Hergé, scénariste de la saga Les Cités obscures, auteur de biographies et d’essais, Benoît Peeters est un observateur actif de la bande dessinée depuis plus de quarante ans. Son regard critique est doublé d’un regard de créateur, nourri de ces allers-retours entre la théorie et la pratique. Il est invité pour l’année 2022-2023 sur la chaire annuelle Création artistique, qui cette année bénéficie du soutien exceptionnel du Centre national du livre.
Vous avez déjà donné, en octobre 2020, une conférence au Collège de France intitulée « Génie de la bande dessinée, de Töpffer à Emil Ferris ». Qu’avez-vous prévu de nouveau cette fois-ci ?
Il s’agira ici d’une approche plus esthétique qu’historique. J’aborderai avant tout les grandes spécificités du médium : la case, la page, le traitement du temps, les relations entre le texte et l’image, la traduction des sons, le travail du scénario, la diversité des dessins et des styles, la question de la couleur… Ce sont les possibilités créatives de la bande dessinée qui seront au centre de mon cours. La leçon inaugurale « Un art neuf » tentera de montrer comment et pourquoi le désir de légitimité est apparu dans l’histoire de la bande dessinée. Après tout, ce n’était pas une évidence. On aurait pu penser que la BD resterait avant tout un divertissement et se satisferait de son statut, à la fois modeste et populaire, sans prétendre à l’appellation de neuvième art. Cette chaire est l’occasion de faire découvrir la richesse du domaine à celles et ceux qui l’aiment déjà, mais aussi à celles et ceux qui n’en ont qu’une image un peu vague, liée à leurs souvenirs d’enfance et quelques séries à succès. La bande dessinée mérite d’être considérée comme un médium à part entière, et pas simplement comme un genre voué à l’enfance et au divertissement – même si ces dimensions ne sont pas à dédaigner.
Justement, dans vos travaux vous avez déjà démontré qu’à ses débuts la bande dessinée était destinée aux adultes, avec par exemple les œuvres de Rodolphe Töpffer, de Gustave Doré, la caricature anglaise… Alors pourquoi est-elle devenue une littérature jeunesse aux yeux de beaucoup ?
L’histoire de la bande dessinée est faite d’allers-retours entre la presse et le livre, mais aussi entre l’enfance et l’âge adulte. Avec Töpffer, la bande dessinée a démarré sous forme de livres en s’adressant à un public cultivé. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle s’est développée dans la grande presse européenne, un phénomène qui s’est prolongé aux États-Unis. Mais vers 1900, notamment en France, elle trouve surtout sa place dans des magazines destinés aux enfants, où l’on retrouve La Famille Fenouillard, Bécassine, Les Pieds nickelés… La presse généraliste s’est peu à peu éloignée de la bande dessinée, et il y a eu un vrai basculement vers les albums. Aujourd’hui, les revues ont pratiquement disparu et la bande dessinée est essentiellement un phénomène livresque. Les rayons de BD et de mangas se sont accrus dans des proportions considérables : ils représentent en France plus de 20 % du marché du livre.
Lorsque la BD paraissait en premier lieu dans la presse sous forme de feuilleton, comme Blake et Mortimer d’Edgar P. Jacobs dans le Journal de Tintin, le lecteur devait avoir sa dose d’intrigue à chaque page. La fin de ce mode d’édition a-t-elle permis d’ouvrir la voie à une autre BD, moins tournée vers l’aventure ?
Effectivement, il n’est plus nécessaire de terminer chaque planche sur un suspense intolérable et parfois artificiel. Les auteurs et autrices construisent leur album de manière plus globale. Il n’empêche que l’on doit au système de publication dans la presse des œuvres aussi remarquables que celles d’Hergé ou de Franquin ; ils se sont très bien accommodés de ces contraintes. Toutefois, l’évolution de la bande dessinée vers le livre a permis d’élargir son langage et ses thèmes. Il existe désormais des albums pour tous les publics. Ces transformations du médium ont joué un rôle déterminant dans sa reconnaissance comme une forme légitime. La bande dessinée a la capacité, notamment à coup d’ellipses, de nous raconter une histoire en pointillé.
Il est vrai que la lecture de la bande dessinée n’est pas du tout passive, elle suscite en permanence l’imaginaire et l’histoire se passe parfois entre les cases…
Tout à fait. Le hors-champ joue un rôle essentiel. Je me souviens qu’après la publication de l’album La Tour, réalisé avec François Schuiten, beaucoup de lectrices et de lecteurs nous décrivaient leur case favorite, mais la plupart du temps cette case n’existait pas. C’est l’une des forces de la bande dessinée : susciter une image mentale qui persiste après la lecture.
Pendant longtemps, le héros de BD ne vieillissait pas malgré toutes ses aventures, ce qui le rapprochait des personnages de contes pour enfants. Aujourd’hui, cette caractéristique est moins présente. On l’a vu avec L’Arabe du futur et Les Cahiers d’Esther de Riad Sattouf. Comment voyez-vous cette évolution ?
Un des cours s’intitulera « L’âge des héros ». Je ne crois pas du tout que mettre en scène des personnages éternels soit une faiblesse de la bande dessinée classique. On pourrait rapprocher cette logique de celle du mythe ou de l’épopée. Peu à peu, le héros de BD a perdu son rapport à l’immortalité et s’est fragilisé. C’est le cas de Corto Maltese et a fortiori des personnages des romans graphiques. Depuis Maus d’Art Spiegelman, le roman graphique a fait du temps son principal sujet. On est passé d’un fonctionnement épique à un fonctionnement romanesque.
L’histoire de la bande dessinée s’est réécrite progressivement à mesure que la numérisation des archives permettait de retrouver des strates oubliées…
Ce travail de résurrection d’œuvres oubliées, accompli notamment par Gallica, a joué un rôle essentiel. Les bandes dessinées les plus anciennes ont parfois une vraie proximité avec les recherches les plus contemporaines. Mais bien des traditions n’ont pas encore été étudiées comme elles mériteraient de l’être. La bande dessinée ne se limite pas aux mondes francophone, nord-américain et japonais. Son histoire reste à écrire et cela ne peut se faire que collectivement. La bande dessinée d’aujourd’hui est d’une grande vitalité, dans des registres très différents. Je me méfie des hiérarchies que certains voudraient établir entre le roman graphique et le reste de la BD. Il ne faudrait pas que la volonté de légitimation conduise à un esprit de sérieux. Après tout, la bande dessinée s’est aussi caractérisée par son impertinence, un esprit dont témoignent aujourd’hui Titeuf, Mortelle Adèle et beaucoup de mangas.
En 2015, vous étiez le président des états généraux de la bande dessinée et vous alertiez sur la situation des auteurs. Qu’en est-il aujourd’hui ? Vous parliez tout à l’heure de surproduction. Est-ce que certains auteurs sont noyés dans la masse ?
Je suis très sensible à ce problème, il y a une grande créativité dans la bande dessinée actuelle, mais la surproduction rend beaucoup d’albums invisibles et fragilise les auteurs et les autrices. Curieusement, les conditions économiques se sont dégradées à mesure que la reconnaissance du secteur augmentait. La bande dessinée se porte bien en termes macro-économiques, mais beaucoup moins bien sur le plan individuel. La masse d’albums vendus chaque année n’a cessé de croître depuis vingt ans, mais la vente moyenne de chaque album a considérablement diminué. À mes débuts, le travail de création était reconnu et rémunéré : la publication dans les magazines assurait aux auteurs des conditions économiques assez favorables. Aujourd’hui, le risque de déprofessionnalisation est bien réel. Or, la bande dessinée a aussi une dimension artisanale, absolument incontournable.
Et dans ce système, est-ce que l’industrie privilégie certains genres ?
Oui, les reprises des héros d’hier ou d’avant-hier se développent au détriment de la bande dessinée la plus créative. Beaucoup de personnages ont connu une deuxième ou une troisième vie avec de nouveaux auteurs. Malgré quelques exceptions brillantes, comme les Spirou d’Émile Bravo, ces albums flattent surtout la nostalgie. Par ailleurs, dans l’industrie du livre, les mangas occupent aujourd’hui une place colossale. Or, il est moins risqué pour un éditeur de traduire une série qui a déjà fait ses preuves au Japon que de promouvoir une nouvelle création en langue française.
Qu’est-ce qui explique qu’aujourd’hui il n’y a plus ou presque plus de BD dans les grands organes de presse ?
Depuis une quarantaine d’années, le monde de la bande dessinée s’est déplacé de la presse vers le livre. Aujourd’hui, les journaux ne semblent plus croire en la BD, sauf l’été – mais pour une bande dessinée destinée à devenir un album juste après cette prépublication. Il ne s’agit plus du tout d’accompagner une création. Je crois que cette évolution est irréversible. Elle a favorisé le développement du roman graphique, une plus grande qualité d’impression et l’émergence de la couleur directe. Mais dans le même temps, cette situation a fait perdre un contact direct, et parfois quotidien, avec un public moins spécialisé. Il n’y a pas si longtemps, dans des revues comme Pilote, (À Suivre) ou Métal Hurlant, de grands aînés comme Moebius, Pratt et Tardi entouraient des auteurs débutants. Le public découvrait petit à petit leur travail : lorsque l’album sortait, il était attendu. Désormais, les albums paraissent de façon directe. S’il n’y a pas un coup de projecteur immédiat grâce au sujet ou à la notoriété de l’auteur, le livre, même excellent, risque de passer inaperçu. Construire un parcours d’auteur devient de plus en plus difficile.
Il y a toutefois les mooks qui font régulièrement appel à la BD pour illustrer leurs reportages (la revue XXI, Zadig, Believer aux États-Unis…) Cela ne pourrait-il pas représenter un nouvel eldorado et une nouvelle manne financière pour les auteurs ?
C’est une piste, néanmoins cela reste marginal et ne concerne qu’une infime minorité d’auteurs. Les blogs ont représenté une autre manière de se faire connaître : ce fut le cas pour Boulet, Pénélope Bagieu et Marion Montaigne. D’autres formes peuvent être trouvées du côté du numérique, même si je pense que la bande dessinée garde un lien très profond avec le monde du papier.
Parallèlement à ces mooks, de plus en plus de bandes dessinées sont des récits journalistiques, comme Pyongyang, Chroniques birmanes et Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle. Comment analysez-vous ce besoin par un certain pan du journalisme d’avoir recours au roman graphique ?
La croissance de la bande dessinée de non-fiction et de reportage est un des phénomènes les plus remarquables des quinze dernières années, au même titre qu’une féminisation qui s’est trop longtemps fait attendre. Il existe un certain nombre de sujets ou d’environnements que la photographie ou la caméra ne peuvent pas aborder de la même façon que le dessin. Je pense par exemple au travail de Joe Sacco : les gens qu’il a rencontrés, en Palestine et ailleurs, ne l’auraient probablement pas laissé entrer avec un appareil photo. Le dessin est moins intrusif, on le voit se faire, on se familiarise avec l’auteur, on sent son engagement… La bande dessinée de non-fiction (biographie, reportage, traitement de sujets scientifiques) a trouvé un langage propre à l’intérieur du roman graphique. Elle a déjà donné naissance à de nombreux livres remarquables. Quant à la féminisation de la BD, elle est essentielle : on est passé de quelques autrices isolées à environ 30 % de créatrices, qui ont amené avec elles de nouvelles lectrices.
2020 était l’année de la BD en France, Catherine Meurisse a été élue à l’Académie des beaux-arts. Cette année, vous occupez la chaire de création artistique du Collège de France… Avec tout cela, la BD pourrait-elle perdre son potentiel attractif et populaire ?
Honnêtement, je n’ai pas cette crainte et je ne nous prête pas ce pouvoir. Le manga apporte d’ailleurs un démenti au risque que vous pointez. Sa popularité vient des enfants et des adolescents, à qui il apparaît sans doute comme une forme de contre-culture, un espace de liberté, loin des recommandations de l’école et des parents. On pourrait voir une menace plus réelle dans la multiplication des ventes publiques et des galeries d’art : si certains auteurs pensent en priorité à la vente de leurs originaux, ils risquent de s’éloigner de certaines caractéristiques du médium. Cependant, cette reconnaissance par le marché de l’art reste limitée. Et je m’étonne que les grands musées, à commencer par le centre Pompidou, n’accordent pas plus de place à la bande dessinée dans la construction de leur fonds, alors qu’ils se sont ouverts au design, à la mode et au dessin d’architecture. Beaucoup de grands auteurs ont disparu récemment et leurs archives ont été dispersées. Comme l’illustration jeunesse et le dessin de presse, la bande dessinée représente une des grandes traditions du dessin au XXe siècle. Les planches originales et les esquisses méritent d’être conservées dans de bonnes conditions. Aux auteurs vivants, les FRAC et d’autres institutions pourraient par ailleurs apporter un soutien bien nécessaire. La bande dessinée n’a pas encore pleinement bénéficié de la reconnaissance sur ces terrains-là. Pour ce qui est de l’université, la bande dessinée a longtemps été un parent pauvre, mais cela commence à bouger. Puisque la bande dessinée est une lecture à part entière, et non une simple porte d’entrée dans la lecture, elle doit trouver place dans l’enseignement. Il est donc indispensable qu’un professeur puisse l’aborder avec des outils qui ne sont pas ceux de l’analyse littéraire ou d’un autre art. Comme vous le voyez, il reste quelques territoires à conquérir.
Propos recueillis Marie Mougin