Présentation de la chaire
En confiant une chaire intitulée « Étude comparée des religions antiques » à Jean-Pierre Vernant (1914‑2007), le Collège de France participe à la reconnaissance institutionnelle de l’important courant d’interprétation de l’Antiquité grecque qu’il a contribué à fonder au cours des années 1960 mais qui, à l’époque, reste marginal parmi les hellénistes. Influencé par la psychologie historique d’Ignace Meyerson et l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, Vernant est, à l’instar de son maître Louis Gernet, l’un des tout premiers hellénistes à faire usage des acquis des sciences humaines et sociales pour analyser les documents issus de l’Antiquité grecque.
Élu au Collège de France en 1975, il rejoint la section des Sciences philosophiques et sociologiques, aux côtés de M. Foucault et de C. Lévi-Strauss, plutôt que celle des Sciences historiques, philologiques et archéologiques où œuvre depuis peu Jacqueline de Romilly. C’est là une première manière d’annoncer l’orientation de ses cours, que traduit explicitement sa leçon inaugurale prononcée le 5 décembre 1975, sous le titre évocateur de « Religion grecque, religions antiques ». Pour comprendre la religion grecque, il faut éviter de « projeter sur ses documents des catégories psychologiques d’un autre temps et d’un autre lieu », professe Vernant (Œuvres, t. 2, p. 1680). Cela passe par une méthode comparatiste qui met la religion grecque en regard d’autres religions polythéistes pour mieux en identifier les spécificités. Cette approche est particulièrement mise en évidence par les séminaires associés au cours, où interviennent fréquemment, aux côtés de nombreux hellénistes, des spécialistes de l’Inde védique (Charles Malamoud), de la Mésopotamie (Jean Bottéro), de Rome (Florence Dupont, Philippe Moreau, John Scheid), mais aussi des anthropologues (Marc Augé, Maurice Godelier) et des sociologues (Pierre Bourdieu).
Dans ses enseignements au Collège de France, il s’intéresse particulièrement à la figuration des puissances divines, en particulier par les rites. Après quelques leçons consacrées au problème de la figuration du corps mort, où il montre que les Grecs de l’Antiquité ne cherchaient pas à reproduire l’image d’un défunt mais à afficher un substitut de sa valeur, Vernant s’intéresse à la figuration du divin à travers les masques et les mascarades rituelles. L’enquête débute par la figure de la Gorgone, motif grotesque si souvent représenté par les Grecs anciens. Vernant décrit cette face difforme comme un masque à la frontalité monstrueuse, qui contraint le spectateur à échanger un regard porteur de mort. Mais le masque de la Gorgone est aussi une manière de comprendre les différentes valeurs (érotiques, magiques, rituelles, etc.) que les Grecs associent à différents objets, tels que l’aulos ou le miroir. À partir de 1980, les cours de Vernant sont consacrés à la figure d’Artémis, une divinité dont les cultes impliquent fréquemment des mascarades. Questionnant l’idée reçue qui veut qu’Artémis soit une divinité du monde sauvage, Vernant montre qu’il s’agit davantage d’une puissance des confins, des espaces de transition entre civilisation et sauvagerie, ou encore entre l’enfance et l’âge adulte. On songe en particulier aux Arkteia de Brauron, où les jeunes Athéniennes se déguisaient en ourse, ou aux Orthia de Sparte, qui impliquaient des danses et des chants de jeunes garçons masqués. Ces cours sont marqués par l’approche anthropologique novatrice de Vernant, qui ne s’intéresse pas à une œuvre particulière mais à la culture grecque dans son ensemble. Cette perspective le conduit à étudier toute la documentation disponible, aussi bien les traditions narratives et ce qu’elles révèlent des « structures du panthéon » que les descriptions de rituels, associées aux apports de l’archéologie et de l’iconographie, dans une collaboration soutenue avec Françoise Frontisi‑Ducroux et François Lissarrague. Ces cours ont donné lieu à de nombreuses publications importantes, parmi lesquelles Figures, idoles, masques (Julliard, 1990), qui rassemble les résumés étendus des enseignements qu’il a délivrés au Collège.