Le principe de la première partie de mon exposé est le suivant : on peut établir une histoire valable des images par l’étude de leur dépendance ou correspondance avec les textes. Dans la deuxième partie, je critiquerai et rejetterai ce principe.
Un texte de Léonard de Vinci a provoqué un exercice inédit de la fantaisie parmi les spécialistes de son œuvre. Il s’agit de la lettre imaginaire adressée au gouverneur, le Diodario de Soria (Syrie), et rédigée par un fonctionnaire fictif qui fait un rapport sur la scène, le développement et les effets d’une inondation catastrophique dans les alentours du mont Taurus. Mon attention a été attirée par la relation étroite qui semble exister entre la description de Léonard dans la lettre au Diodario et le paysage de la monumentale Bataille d’Alexandre, peinte par l’Allemand Albrecht Altdorfer en 1528-1529. Dans ce tableau, les effets atmosphériques, le changement progressif vers le bleu intense des eaux et des reliefs au fur et à mesure qu’ils s’éloignent vers la courbe de l’horizon, le tourbillon d’oranges et de jaunes autour du soleil couchant ou encore la luminosité cendrée de la lune évoquent plusieurs passages des manuscrits de Léonard sur l’astronomie et sa théorie de la lumière et de la couleur. Quelles auraient pu être les voies de communication entre Altdorfer et Léonard ? Rappelons-nous que l’Allemand n’a jamais visité l’Italie. Quel champ de l’activité de Léonard aurait permis une telle transmission : celui de ses dessins, celui de ses textes, ou bien encore celui de ses formes artistiques et de ses idées sur le caractère scientifique de l’art ? La première partie de la conférence entend ainsi démontrer l’existence de deux connexions très fortes, entre Altdorfer et Dürer d’abord, puis entre Dürer et l’œuvre de Léonard. On peut par conséquent supposer une forme de connaissance indirecte de la pratique et de la théorie vinciennes de la peinture chez Albrecht Altdorfer. Une telle hypothèse permet d’expliquer la parenté de style et de concepts entre La Bataille d’Alexandre et la lettre au Diodario de Soria.
Des sources nouvelles et des travaux qui m’étaient jusqu’à présent inconnus m’ont toutefois obligé à revoir mes idées initiales. En premier lieu, il faut revenir sur les rapports possibles entre Jacopo de’ Barbari et Léonard, ainsi que sur les idées esthétiques du premier, exprimées dans un texte écrit en Saxonie en 1501, dont on constate qu’elles sont très proches des notions de Léonard de Vinci. Secundo, il semble qu’Albrecht Altdorfer devait connaître Jacopo, sinon directement en personne, au moins par sa grande gravure de Venise. Tertio, Altdorfer a eu à sa disposition un texte très important, écrit à la cour de Bavière, qui contenait une description précise de la bataille entre Darius et Alexandre à Issos : la Baierische Chronik, écrite à partir de 1526 par Johannes Aventinus, historiographe officiel des ducs Guillaume IV et Louis X. Quarto, l’étude de Christopher Wood sur l’autonomie de la peinture de paysage d’Altdorfer par rapport à l’observation de la nature m’a poussé à entreprendre des expériences optiques sur place, c’est-à-dire au milieu du Wald, de la forêt allemande en automne. Je crois pouvoir démontrer que, contrairement à ce qu’affirme Wood, l’expérience de la perception des phénomènes lumineux a eu une place centrale dans la construction picturale d’Altdorfer. Cette constatation semble éloigner fortement la peinture de l’Allemand de celle de Léonard, malgré les points de contact qui ne cessent d’apparaître.
Probablement, mon interprétation erronée est née de l’automatisme qui mène toujours à chercher des correspondances entre les textes et les images, des relations qui, pourtant, ne sont pas obligatoires ni nécessaires d’un point de vue historique. Mes recherches récentes consistent à rattacher les figures de Léonard et d’Altdorfer aux pratiques, et donc à un niveau plus profond que la seule transmission des écrits, des dessins ou d’autres images. Chacun d’eux se situe dans le cadre d’une expérience naturelle et historique particulière, mais leur appartenance commune à la civilisation européenne du début du XVIe siècle les unit et la même passion culturelle pour la découverte ou l’invention d’un savoir nouveau les traverse. Nos deux artistes ont cherché à suivre le processus de la connaissance sensible de la nature ; ils ont tous deux voulu transformer le parcours de l’œil et son exploration des rapports entre les objets, la lumière et l’air qui les entourent en un mouvement de la main destiné à reproduire le visible du monde hors de lui-même.