Pendant les deux dernières années du cours, je me suis étendu longuement sur le problème du thème et de la thématique, sur les rapports des thèmes avec le style, la forme, les nécessités du développement. Au cours de l’histoire, et en suivant l’évolution du langage, la notion de thème s’est peu à peu cristallisée jusqu’à devenir, d’une part, le cliché utilisé couramment dans le monde du théâtre ou du cinéma, jusqu’à devenir, d’un autre côté, une notion abstraite qui a envahi tous les stades du langage, jusqu’au plus élémentaire — à tel point qu’à un certain moment on a souvent parlé d’athématisme alors qu’on signifiait pratiquement le contraire, tout étant devenu thème.
Si l’on va plus loin dans le rapport entre l’entité thématique et ce qui lui sert de support pour naître, se développer et irriguer le champ de la composition, on est amené inéluctablement à envisager les rapports complexes qu’entretient toute idée musicale avec son système d’origine. Tout langage musical est basé sur l’entrecroisement de différents systèmes : systèmes de hauteurs (gammes/modes/échelles), de durées (valeurs, mètres), de timbres (orchestre, sons de synthèse), etc. ; systèmes plus ou moins stricts (hauteurs, durées), plus ou moins lâches (timbre), hérités ou inventés ; systèmes qui conditionnent — même inconsciemment — tout surgissement des idées, celles-ci puissent-elles revêtir l’apparence de la spontanéité la plus directe.
De fait, un problème essentiel pour le compositeur — qu’il veuille bien s’en rendre compte ou qu’il refuse sa réalité en préconisant l’immédiateté de l’inspiration — consiste précisément dans le mécanisme qui lie idée et système. Que le système soit totalement absorbé, considéré comme naturel et inéluctable — ce qui implique conditionnement et passivité —, l’idée paraîtra spontanée ; en réalité, elle subira toutes les contraintes apprises et risquera, outre le manque d’originalité, d’être circonscrite par des limites trop précises pour ne pas induire à la stérilité. Que le système soit en train de se chercher, de se définir, l’idée courra le danger de n’être qu’une démonstration sans consistance et sans réalité, sans incorporation, sans incarnation ; la logique prédomine : ce n’est pas seulement la spontanéité qui risque d’en souffrir, mais la force vitale même de l’invention, soumise à des contraintes excessivement conscientes.
Entre système et idée, se situe le processus de l’élaboration, aussi nous faudra-t-il réfléchir sur ce qu’il représente, évaluer la distance du système à l’idée élaborée, et nous poser la question très ambiguë : doit-on, peut-on, reconnaître le système à travers l’idée ? L’idée peut-elle, doit-elle, dissimuler le système ? Les développements de la musique au XXe siècle ont souligné très fortement — jusqu’au point de rupture — ce jeu entre le système et l’idée, relation incertaine qui a pour pôles le dogmatisme et le laisser-faire. Débat qui revient régulièrement, de façon plus voyante, depuis que le système tonal a disparu comme principe unificateur de techniques et d’esthétiques diverses. Même croulant sous les ajouts et les exceptions, ce système — avec ses variantes modales — entraînait un consensus certain sur les éléments du vocabulaire dont le compositeur dispose. Ce système ayant été soit récusé, soit restauré, soit encore dépecé, voire cannibalisé, il y a eu tendance à l’autonomie de chaque compositeur, inventant ou croyant inventer son propre système ; chacun l’invente pour ses besoins personnels en même temps que, dans une contradiction paradoxale, il le prétend universel. Nous avons vu un certain nombre de systèmes ainsi exposés dans des articles théoriques, qui ne sont guère plus que des méthodes de travail individuelles, parfois tout à fait temporaires. Vu de loin et un peu rapidement, il s’agit presque toujours de récupérer quelque chose : intégrer la tonalité à l’univers purement chromatique ; créer des champs harmoniques privilégiés, c’est-à-dire en revenir à des fonctions du type de celles qui organisaient l’univers tonal, etc. Les systèmes se sont appliqués à définir avant tout l’univers des hauteurs ; quelquefois on y adjoint des considérations d’ordre acoustique pour, à l’exemple de Rameau, donner une justification à la fois physique et naturelle à son discours — on y ajoute les sons inharmoniques pour être en phase avec les usages plus récents, de même que l’analyse des spectres. Tout cela donne des œuvres, certes ; mais les systèmes demeurent bien précaires. Et l’on remarque qu’au-delà d’une rencontre limitée dans le temps, le système en question n’arrive pas à nourrir l’invention, qui s’épuise dans un cercle de possibilités trop restreintes.
Il y a, en conséquence, une grande consommation de systèmes qui, je le répète, sont avant tout des méthodes de travail où les fonctions générales sont limitées, parce que conçues en vue de buts précis. N’est-ce pas déjà le cas avec la gamme par tons entiers dont Debussy s’est servi comme d’une variante de plus en plus exceptionnelle, et qui reste très attachée à son vocabulaire propre ?
Nous nous engageons donc, en considérant les rapports entretenus par le système et l’idée, sur un terrain extrêmement difficile, marqué de toutes les ambiguïtés possibles, où se mêlent inextricablement les intentions du compositeur, le coefficient de sa personnalité, les rapports changeants qu’entretiennent son invention et son langage. Tout est devenu relatif dans cet univers : dans la discussion sans fin qui oppose dogmatiques et spontanéistes, partisans de la réflexion qui organise tout ou de l’inspiration qui bouleverse tout, je ne peux voir qu’un problème mal posé, qui entraîne des réponses boiteuses et insuffisantes. Mon propos, cette année, est donc d’examiner les incertitudes qui relient le système et l’idée.
P. B.