Comme l’a expliqué Noam Chomsky, la connaissance de la langue dépasse, de toute évidence, la simple évaluation des probabilités de transitions entre mots. Nous devons, au minimum, considérer des règles abstraites qui font intervenir des catégories de mots (noms, adjectifs, verbes). Même les probabilités de transition entre ces catégories ne suffisent pas : toutes les langues possèdent une structure arborescente en constituants enchâssés, elles sont régies par des règles syntaxiques récursives qui se traduisent par des dépendances à distance variable et arbitraire.
Selon Chomsky, la complexité de ces règles et la « pauvreté » des stimuli qu’entend l’enfant nécessitent de postuler l’existence d’une grammaire universelle, un ensemble de principes linguistiques préalables à tout apprentissage. Cependant, un article récent attaque ce point de vue en montrant que, sur la base de l’écoute de quelques dizaines de phrases, un algorithme d’apprentissage bayésien hiérarchique parvient à sélectionner, parmi des millions de règles, celles de la grammaire universelle (Perfors, Tenenbaum & Regier, 2011). Il ne serait donc pas nécessaire de supposer que celles-ci soient innées.
La mise à l’épreuve empirique de cette idée reste presque entièrement inexplorée, car seules quelques recherches empiriques ont porté sur la capacité de très jeunes enfants à apprendre la grammaire. À dix-sept mois, les enfants repèrent l’alternance de mots de fonction (comme l’article « le ») et de noms communs (comme « chien »). À un an, ils extraient la structure grammaticale d’une séquence de syllabes, et la généralisent à des séquences nouvelles. Surtout, l’expérience princeps de Marcus et de ses collaborateurs montre que, dès sept mois, les bébés sont sensibles à des structures abstraites ou « algébriques » dans la répétition d’une série de syllabes (Marcus, Vijayan, Bandi Rao & Vishton, 1999). Prolongée chez l’adulte (Pena, Bonatti, Nespor & Mehler, 2002), cette recherche suggère que, dans le cerveau humain, deux mécanismes très différents seraient à l’œuvre au cours de l’apprentissage de séquences : (1) un mécanisme d’apprentissage statistique, sensible aux probabilités de transition, et (2) un mécanisme d’apprentissage de règles abstraites, tout-ou-rien, qui extrait des règles algébriques (ABB, AxC, etc.). Dès la seconde année de vie, le second mécanisme permettrait à l’enfant de découvrir des règles abstraites sur des items non-adjacents (Gomez & Maye, 2005).