De toutes les qualités du musicien professionnel vis-à-vis desquelles l’amateur s’interroge, arrive en tête le pouvoir d’imaginer le résultat sonore sans intermédiaire instrumental, à la seule lecture d’une partition. Comment peut-il transcrire mentalement le code écrit et entendre dans l’absolu non seulement ce qu’il signifie, mais ce qu’il représente ; est-il à ce point sûr de cette représentation mentale qu’il puisse s’y référer sans erreur possible, sans que la réalité vienne l’infirmer en quelque détail, voire la démentir dans sa totalité ? Lorsqu’on commence l’apprentissage du solfège, on apprend à écouter analytiquement pour être capable de transcrire un objet musical proposé à notre attention ; il y a là copie d’une réalité, comparable à une élémentaire leçon de dessin : on reproduit des intervalles mélodiques, des accords, de la même façon que l’on reproduit une tasse, une cuiller ; le code de transcription fonctionne d’une manière différente, mais il s’agit du même type d’opération. Plus tard, lorsqu’on suit les classes d’écriture — harmonie, contrepoint, fugue — la première recommandation, sinon l’obligation, à laquelle on doit se conformer est d’éviter de s’appuyer sur l’objet sonore lui-même : « N’utilisez pas le piano pour vous aider, sinon vous n’arriverez jamais à entendre. » Il faut d’abord enlever la référence. Entendre ne se résume d’ailleurs pas à cette seule injonction négative ; cela signifie beaucoup plus qu’imaginer un objet musical supposé : se représenter le réseau de relations exactes ou satisfaisantes qui doit s’établir entre une donnée et des conséquences à trouver et à définir correctement. Si l’on vous propose une ligne mélodique, il va falloir trouver un accompagnement harmonique qui réalise les fonctions que cette ligne mélodique suppose : ces fonctions étant simples, il est relativement facile de décrypter le code auquel elles obéissent, dont elles découlent ; lorsqu’elles sont plus ambiguës et plus complexes, diverses solutions peuvent s’offrir, qu’il faut inventer et entendre dans l’absolu. Bien que l’écriture enseignée se veuille vocale, en fait, c’est dans une sorte de vacuum sonore que ces exercices se situent, vérifiés in fine par le professeur au piano qui vous gratifiera parfois d’un « pas entendu » : notation infamante vous faisant sentir combien votre audition intérieure a peu de prise encore sur la réalité. Vous n’avez pas entendu l’objet ou la relation entre les objets ; elle ne se vérifie pas lors de l’incorporation sonore. Après un apprentissage de cet ordre, rigoureux quant à la représentation virtuelle des objets, on est certainement apte à ratifier Mallarmé lorsqu’il conçoit la fleur comme l’absente de tout bouquet. Le musicien pourrait se référer à la note absente de tout objet.
Pareil apprentissage peut apparaître absurde et semble nier ce qu’il y a de plus essentiel dans le don du musicien : savoir affronter le matériau sonore, l’exercice d’abstraction qu’on lui impose ne semblant pas l’amener de la manière la plus directe à cette inévitable confrontation. Derrière cet apprentissage se révèle, cependant, l’ambivalence qui sera le lot du compositeur toute sa vie durant ; il écrit dans une langue codée qui se réfère à une réalité comprise et maîtrisée. Lorsque derrière l’écriture ne se profile pas une parfaite exactitude des rapports sonores, on peut se rendre compte que la perception du musicien est, quelque part, invalide, pour une raison ou pour une autre : la déficience se trouve soit dans une estimation erronée des objets eux-mêmes, soit dans une fausse appréciation de leurs relations. Dans tous les cas, l’imaginaire de la perception n’a pas fonctionné correctement. Il faut donc parfaire l’expérience et se rendre compte des raisons de l’échec, jusqu’à ce qu’imagination et réalité coïncident totalement grâce à une projection correcte de la perception. Encore ne parle-t-on ici que de rapports acoustiques tout à fait restreints, à ce stade de l’apprentissage. L’écoute est totalement dominée par les codes du langage ; aucune composante pouvant déranger cet ordre absolu n’est admise. Les dictées musicales s’effectuent à partir d’objets classés, reconnaissables, utilisant un outil sonore parfaitement policé, le piano en l’occurrence. L’oreille s’accoutume à entendre à travers un certain prisme ; elle pourra être soit dérangée, gênée, soit même complètement perturbée par la présentation d’objets où elle ne s’orientera plus d’après les coordonnées habituelles. De fait, si vous passez de l’analyse d’un accord joué au piano à l’analyse d’un son multiphonique joué par un instrument à vent, ou d’un son produit par un quelconque instrument de percussion, vous éprouvez une difficulté d’adaptation de par la nature même des objets qui vous sont présentés. Les uns appartiennent à une catégorie relativement bien balisée, où l’outil joue un moindre rôle par rapport au code ; les autres tendent à échapper à quelque système que ce soit par la nature extrêmement individuelle de leurs composantes, le moyen de production étant plus fort que la hiérarchie, ou ayant tendance à la dominer. Il s’établit une énorme différence entre rapports abstraits et rapports concrets.
J’appelle rapports abstraits ceux que l’on veut véritablement dématérialiser, rapports concrets ceux qui sont, à proprement parler, inséparables du matériau. Pourrait-on dire que les uns obéissent à une hiérarchie et que les autres lui échappent ? Le problème est parfois aussi simple que cela. Un accord parfait au piano est l’exemple le plus évident d’un objet musical facilement saisissable, instantanément dématérialisé, que l’on accroche immédiatement à une hiérarchie, à un ensemble de fonctions. Hiérarchie et ensemble de fonctions n’ont pas besoin d’être exprimés : ils sont là sous-jacents, éveillant en nous une multitude de résonances aussi bien affectives que théoriques — cette proportion dépend aussi bien de l’éducation que de l’impulsion imaginative. Bien sûr, cet objet classé m’est présenté avec le timbre du piano, mais entendu isolément, ce n’est pas son timbre qui m’importe, mais sa constitution : je le perçois globalement ou je l’analyse sans plus tenir compte de sa présentation. Tout au plus, ce qui pourrait me gêner, c’est l’inadéquation de l’instrument qui transmet : le piano étant mal accordé, la divergence de l’objet réel et de l’objet immatériel pourrait être ressentie comme une barrière à la perception de l’objet idéal enclos dans sa hiérarchie, et si mon oreille est suffisamment éduquée, je pourrais noter les défauts précis qui font violence à mon imaginaire ; la réalité que je perçois sera pensée comme une déviance du concret par rapport à la perfection de la hiérarchie. Cette déviance peut aussi avoir des connotations affectives : on en a assez dit sur les pianos désaccordés — et on a même utilisé leur charme dit pervers, comme Berg dans Wozzeck, entre autres — pour que je me dispense d’allonger cette liste. Mais revenons au piano parfait et à cet accord non moins parfait qui m’est présenté grâce à lui : je l’ai donc instantanément dématérialisé. Maintenant, je prends un tam-tam quelconque, grave de préférence. À supposer que je le frappe avec une certaine force, je vais produire un son dont la complexité va, certes, être perçue globalement, mais dont l’analyse va se révéler infiniment plus malaisée. Si je reviens à l’accord parfait, je pense à la stabilité de ses éléments qui me permet d’en faire une analyse rapide et totale. Dans le tam-tam, l’analyse est difficilement totale ; rapide, elle l’est encore plus malaisément : le son est composé de partiels d’une importance variable, dont l’instabilité a tendance à m’échapper, dont la hiérarchie interne repousse une catégorisation simple. Bien sûr, dans les sons du piano, ces phénomènes acoustiques se produisent également, mais la classe de l’objet subordonne ses propriétés acoustiques individuelles ; il me faut, au contraire, faire un effort pour tracer les caractères proprement acoustiques d’un tel accord, alors que sa perception en tant qu’élément du vocabulaire est immédiate. Comme élément de vocabulaire, je ne vois pas du tout, à première écoute, de quelle façon et dans quelle catégorie je puis ranger le son du tam-tam ; les propriétés acoustiques me frappent en premier, et me sont un obstacle, presque insurmontable, pour y trouver un élément du vocabulaire autre que superposé à une hiérarchie dans un effet de renforcement, de décoration, de trouble apporté à des éléments plus clairs, bref pour y trouver une fonction agrégée. Avec de la patience et de l’attention, je pourrais analyser les composantes de ce son de tam-tam, mais elles sont si individuelles, si individuellement groupées et fondues que je ne peux que prendre acte de cette individualité qui se désolidarise inéluctablement de toute généralisation : ce qui m’oblige non seulement à réfléchir à des problèmes de perception d’objets plus ou moins complexes, mais ce qui m’amène à constater la disparité, voire l’incompatibilité des objets sonores que le monde le plus courant met à notre disposition. Les rapports abstraits que notre éducation nous apprend à concevoir vont devoir se confronter à des rapports concrets qui ne sont rien moins que simples, qui sont fluctuants, et auxquels une ordonnance, sans parler d’une hiérarchie, va devoir s’imposer avec un certain nombre de difficultés.
P. B.