Dans cette seconde conférence, nous avons décrit et analysé la reprise de la chasse à la baleine depuis le milieu des années 1990, et la crainte que les Inuit de l’Arctique central vouent toujours aux qupirruit (aux petites bêtes) qui existent en grand nombre dans ces régions. Pour ce qui est de la chasse à la baleine, nous avons examiné en détail le phénomène d’imitation de l’animal, en faisant le pari qu’il permettait d’entrer dans la complexité de la chasse, d’éclairer autrement la relation entre le prédateur et sa proie, et de mieux relier l’ontologie au chamanisme.
Dans un contexte inuit, cette imitation de l’animal par le chaman peut s’inverser, comme en témoignent certaines pratiques de chasse qui se justifient par la communication qui s’établit toujours entre le chasseur et sa proie. Nous défendons ici l’idée que la plupart des gestes que nous plaçons sous cette logique de l’imitation relèvent en réalité davantage d’une logique de préfiguration, comme l’illustre fort bien le geste du pointage de doigt vers la baleine. Dans cette perspective, les actions des humains, notamment des femmes, visent à séduire la baleine. Lorsque les femmes se couchent pendant que leurs maris partent à la chasse, elles invitent la baleine à devenir passive et à s’immobiliser afin que les chasseurs puissent la harponner. Les chasseurs et leurs épouses s’efforcent ainsi de tromper, ou mieux, de manipuler leur proie en l’incitant à imiter les humains, et non l’inverse. Ces gestes relèvent donc d’une sorte de préfiguration, définie comme une forme de communication non verbale, cette dernière étant l’option idéale pour les chasseurs, qui dès lors n’ont plus l’impression de forcer leur proie à se donner, mais ont au contraire le sentiment qu’elle accepte avec joie de s’offrir à eux. En d’autres termes, c’est par une entreprise de manipulation qu’ils parviennent à obtenir le consentement de leur proie. Par conséquent, il faudras’en réjouir collectivement. Cet aspect demeure encore essentiel dans la chasse à la baleine. Le chasseur assume enfin sa position de prédateur « contraint », comme l’énonçait jadis le chaman Ava.
Quant aux « petites bêtes » dont les régions arctiques regorgent et qui n’ont pas encore reçu l’attention qu’elles méritent, elles jouent un rôle fondamental dans l’initiation, la fabrication et la transformation du corps chamanique. Comme bien d’autres peuples, les Inuit cherchent à s’accaparer une part de la force vitale des qupirruit en les utilisant, par exemple, dans leurs amulettes, ou en acceptant que les poux régénèrent leur sang. Ils évitent toutefois un contact prolongé et non contrôlé avec ces bestioles, au risque d’être transformés eux-mêmes et de passer dans un monde hors du temps et des règles qu’il impose aux humains. Nous avons ainsi vu que ces petites bêtes sont surtout connues et redoutées pour leur capacité à dévorer et à transformer les humains. Les Inuit, y compris les artistes, demeurent fascinés par leur pouvoir de constante renaissance, et leur capacité de passer de la vie à la mort, autrement dit de relier le monde des vivants à celui des défunts.
En somme, pour les Inuit, les plus grandes proies tout comme les minuscules bestioles sont perçues à différentes échelles, si bien que les plus petits peuvent devenir les plus menaçants pour les humains. L’animisme et le perspectivisme permettent de saisir adéquatement ces phénomènes, mais ceux-ci demeurent également étroitement liés aux conceptions et pratiques chamaniques. Loin d’avoir disparues, ces conceptions et ces pratiques s’enchevêtrent aujourd’hui avec le christianisme. On peut, dès lors, se demander comment saisir ces cosmologies hybrides. Comment se différencient et se combinent les logiques culturelles en présence ?