Amphithéâtre Marguerite de Navarre, Site Marcelin Berthelot
En libre accès, dans la limite des places disponibles
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Conférence en portugais avec traduction simultanée.

Résumé

Je voudrais parler des métropoles et de leurs effets civilisationnels du point de vue d’un Amérindien qui vit sur les rives du fleuve Rio Doce, qui a été touché en novembre 2015 par une coulée de boue toxique provoquée par l’exploitation minière. Ma conférence est motivée par deux histoires que je voudrais mettre en écho. La première histoire, il s’agit d’une anecdote issue d’un voyage à Athènes à la fin des années 1990 en compagnie de mon ami, le chaman yanomami Davi Kopenawa, qui vit dans une région de la forêt amazonienne menacée et envahie par les orpailleurs. Athènes est la ville qui peut être considérée comme l’origine mythique de la civilisation européenne. C’est bien ainsi que Kopenawa l’a observé. Mal à l’aise lors de notre visite des ruines du temple de Zeus, il s’en est rapidement éloigné, avant de me dire : « Eh bien ! Je sais maintenant d’où sont partis les orpailleurs qui sont venus dévaster notre forêt. » De fait, la civilisation européenne s’est bâtie sur la destruction des forêts. La seconde histoire, des scientifiques du climat et de l’environnement reconnaissent aujourd’hui que l’humanité urbanisée pèse beaucoup plus que tout autre sur le corps de la Terre. Les immenses villes ponctionnent énergie, matière, denrées et marchandises, tant et si bien qu’au Brésil, le barrage hydroélectrique de Belo Monte, qui a dévasté les modes de vie de populations entières dans cette région, est typiquement une production née des besoins exponentiels en énergie de ces métropoles.

L’extension urbaine est, du point de vue qui est le mien, un effet de la colonisation de mon continent. L’urbanisation considère ce qu’elle laisse au-dehors, au-delà de ses murailles, comme une menace dont il faut se protéger. Ce qui caractérise ces métropoles est, comme le dit le penseur quilombola, Antônio Bispo dos Santos, sa « cosmophobie », à savoir, la peur et la haine du vivant, la déconnexion d’avec la multiplicité des êtres vivants et la focalisation sur la marchandise. L’humain caractérise la ville anthropocénique et eurocentrée, à la différence de la myriade des êtres qui se rencontrent et se différencient depuis le dehors des métropoles. Et si la provocation de Davi Kopenawa, lui qui vit dans une forêt encore vivante, qui transpire et respire, était vraie ? La ville cosmophobe est un cauchemar de béton qui dévore ce qui l’entoure. Le temps est venu, à l’âge de l’Anthropocène, de refermer cette parenthèse de déconnexion entre humanité et nature, et de « contre-coloniser » la ville, de briser ses murailles pour laisser passer d’autres formes de vie. Deux expériences peuvent animer nos imaginaires piégés dans l’anthropocène : la florescidade et la florestania.

La florescidade, néologisme portugais (intraduisible), composé des termes floresta (forêt) et cidade (cité/ville), désigne le nécessaire devenir-forêt de la ville. Les apports récents de l’archéologie amazonienne nous apprennent que la forêt, contrairement au mythe colonial, n’était pas « vierge » : elle abritait même, à l’époque de la conquête, des villes d’un autre genre que la ville eurocentrée. Ces sites s’intégraient harmonieusement dans le corps de la forêt, foulaient délicatement son sol. Nous pouvons faire ressurgir le spectre de la forêt dans la ville.

La florestania, autre néologisme portugais (intraduisible), né des mots floresta (forêt) et cidadania (citoyenneté), provient d’une expérience historique d’alliance entre seringueiros (ouvriers de la collecte du latex) et peuples autochtones à la fin des années 1970. Dans cette période, le gouvernement de la dictature brésilienne voulait promouvoir le développement de la forêt amazonienne en fragmentant ses grandes étendues dans l’État d’Acre. L’idée était d’ouvrir des routes et d’attribuer à des colons des parcelles privatisées du sol. Le leader syndical Chico Mendes et les siens ont opposé une résistance pacifique aux actions de l’État en se plaçant entre les arbres et les tronçonneuses, empêchant ainsi l’intrusion de l’urbanisation dans la forêt et son découpage en enclos. Ils défendaient la libre circulation du fleuve et la continuité de la forêt. Les seringueiros ont subi, par leur vie prolongée dans la forêt, une contagion positive par la pensée des Amérindiens : voulant vivre comme eux, ils ont voulu assimiler leurs terrains pour la collecte de latex au statut des terres indigènes reconnu en 1988 par la Constitution fédérale.

En réalité, cette revendication va au-delà de ce que permet la Constitution qui ne reconnaît aux communautés autochtones que l’usufruit de leurs terres. L’alliance des Amérindiens et des seringueiros est motivée par deux affects : d’un côté, un amour de la forêt qui se manifeste dans leur façon de l’habiter, et de l’autre, une même lutte contre la dépossession et son exploitation. Il s’agit donc d’une alliance affective, l’affect fondamental ici étant l’amour pour la forêt. En d’autres termes, la pensée politique de la « citoyenneté de la forêt » est une critique en acte du modèle dominant de la citoyenneté urbaine des Blancs : contre la coupure entre la ville et la campagne, qui exploite la campagne au profit des besoins de la ville, et contre la propriété privée caractéristique de cette civilisation européenne, la citoyenneté de la forêt est une pratique de l’habiter qui allie la terre comme commun et le prélèvement mesuré des ressources. La florestania correspond littéralement à un devenir-indigène du concept de citoyenneté.

En cherchant à habiter autrement la Terre et à rompre avec la trajectoire civilisationnelle qui s’est engagée avec la conquête de mon continent, la florescidade et florestania sont deux expériences inspirantes pour la nouvelle cosmopolitique à l’âge de l’anthropocène.