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Un regard sur le climat depuis l’espace

François-Marie Bréon

Physicien-climatologue au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement du CEA, François-Marie Bréon est un spécialiste de l’utilisation des observations spatiales pour comprendre et suivre les processus climatiques. Les instruments spatiaux qu’il a contribué à développer ont apporté des éclairages majeurs sur l’impact des aérosols sur les nuages, et sur le bilan radiatif de la Terre.

Il est invité pour l’année 2024-2025 sur la chaire annuelle Avenir Commun Durable, qui bénéficie du soutien de la Fondation du Collège de France et de ses grands mécènes Covéa et TotalEnergies.

C’est le début des années 1990, et un sujet qui est aujourd’hui sur toutes les lèvres est déjà bien présent dans les laboratoires de climatologie. Peu à peu, et dans le sillage de soupçons et de débats scientifiques qui ont lieu en filigrane depuis les années 1960, on se rend compte que l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, causée par l’activité humaine, est en train d’impacter le climat terrestre. François-Marie Bréon, ancien élève de l’École normale supérieure, et passionné de technologies spatiales, est alors fraîchement titulaire d’un doctorat en climatologie. Après avoir travaillé sur l’utilisation d’observations satellitaires pour mesurer les profils de température et d’humidité dans l’atmosphère, il n’est pas encore tout à fait sûr de vouloir dédier sa carrière à la recherche. Mais, alors qu’il effectue son postdoctorat à l’université de Californie à San Diego, aux États-Unis, il prend conscience d’une chose : « le réchauffement climatique allait être un sujet majeur dans les années à venir, et je voulais apporter ma contribution à son étude », se rappelle-t-il.

Or, son expertise, à l’intersection de la climatologie et des technologies satellitaires, s’y prête particulièrement bien. En effet, très tôt dans les années 1960, les premiers satellites voués à observer la Terre sont lancés, et une grande partie d’entre eux récoltent des données permettant de réaliser des prévisions météorologiques. Grâce à l’accumulation de ces données, les scientifiques ont pu commencer à suivre l’évolution du climat et à mieux comprendre ses processus. Puis, au cours des années 1980, apparaissent les premières missions d’observation spatiale pleinement dédiées à comprendre les phénomènes climatiques. « On commence alors vraiment à s’intéresser aux échanges d’énergie entre le Soleil, la Terre et l’espace, explique François-Marie Bréon. On veut connaître la part du rayonnement solaire qui est absorbée par la Terre, la quantité d’énergie infrarouge que notre planète renvoie dans l’espace, en fonction de la présence ou non de nuages, etc. ». Étude du climat et observations satellitaires deviennent dès lors indissociables.

Les tribulations de l’observation spatiale

Fort de cette nouvelle vocation, il rejoint un programme du Centre national d’études spatiales (CNES) qui vise à mettre au point un nouvel instrument de mesure, baptisé POLDER (POLarization and Directionality of the Earth's Reflectances). Sa mission : mesurer la polarisation du rayonnement solaire réfléchi par la Terre, ce qui permet entre autres d’analyser les propriétés des nuages et des aérosols présents dans l’atmosphère. L’instrument est installé sur le satellite ADEOS-1 (Advanced Earth Observing Satellite-1), de l’Agence nationale de développement spatial du Japon, et est mis en orbite le 17 août 1996 lors d’une mission qui s’inscrit comme la toute première collaboration spatiale franco-nippone de l’histoire. Les scientifiques fondent beaucoup d’espoir sur cette mission, qui doit durer cinq ans. Hélas, le panneau solaire d’ADEOS-1 tombe en panne après seulement une petite dizaine de mois et les instruments qu’il abrite cessent de fonctionner. « C’était un gros choc, raconte François-Marie Bréon. Mais l’équipe ne s’est pas laissé décourager et nous avons lancé un second instrument, identique, mis en orbite sur ADEOS-2 le 14 décembre 2002. » Cette deuxième tentative souffrira toutefois de la même infortune, puisque moins d’un an après, une nouvelle panne touche le panneau solaire du satellite, mettant un terme précoce à la mission.

À ce même moment, le CNES, qui travaillait jusqu’alors avec de gros satellites de plusieurs tonnes, commence à développer une série d’engins plus petits, pesant de 100 à 200 kilogrammes et pouvant être embarqués comme passagers secondaires avec des satellites plus importants. L’un de ces microsatellites, PARASOL (Polarisation et Anisotropie des Réflectances au sommet de l’Atmosphère, couplées avec un Satellite d’Observation emportant un Lidar), qui embarque à son bord un instrument POLDER, est mis en orbite le 18 décembre 2004 par un lanceur ARIANE 5. Il fonctionne alors pendant sept fructueuses années, alors que sa durée de vie prévue était de deux ans. « Dans l'observation spatiale, il y a quelques fois des coups durs, comme ces pannes à répétition que nous avons connues, et même des échecs au lancement, qui se produisent environ une fois sur dix et nous font tout perdre, remarque François-Marie Bréon. Et parfois nous avons le droit à de bonnes surprises, comme ce fut le cas avec PARASOL. »

L’impact des aérosols sur les nuages

Ces sept années de mesures ont permis d’étudier en profondeur les aérosols, c’est-à-dire toutes les particules solides ou liquides, minérales ou organiques, en suspension dans l’atmosphère. Ceux-ci jouent un rôle essentiel dans le climat, car ils contribuent à le refroidir en réfléchissant une partie de la lumière solaire dans toutes les directions, y compris vers l’espace. « On pense aujourd’hui que les aérosols anthropiques compensent environ la moitié du réchauffement climatique causé par les gaz à effet de serre », souligne le climatologue. Il est donc important de les quantifier et de caractériser leur taille et leur composition chimique, en distinguant notamment leur origine, qu’elle soit naturelle (poussières désertiques, sels marins, éruptions volcaniques…) ou anthropique (industrie, agriculture, trafic automobile…)

« L’un des aspects excitants de cette mission, comme toujours dans les sciences, c’est que nos mesures ont livré des résultats que nous n’avions pas anticipés », raconte François-Marie Bréon. Alors qu’il travaillait avec ses collègues à caractériser les nuages, leur altitude et la quantité de vapeur d’eau dans l’atmosphère, les observations de POLDER lui ont apporté un éclairage précieux sur la détermination de la taille des gouttes dans les nuages. En effet, les nuages d’eau liquide sont constitués d’une myriade de gouttelettes qui se forment autour des aérosols, qui jouent un rôle de noyau de condensation. Leur taille, de l’ordre du micromètre, peut alors varier en fonction des conditions atmosphériques. « Nos mesures ont permis de confirmer que, dans une atmosphère très propre, avec peu de particules en suspension, la vapeur se concentrera sur les quelques aérosols disponibles, générant de grosses gouttes, explique François-Marie Bréon. À l’inverse, dans une atmosphère polluée, la vapeur se distribuera sur une plus grande quantité d’aérosols, générant de nombreuses petites gouttes. » Si cet effet avait été théorisé auparavant, l’instrument de mesure POLDER a permis de le démontrer pour la première fois dans des conditions naturelles, notamment grâce à un algorithme développé par François-Marie Bréon et permettant de mesurer précisément la taille des gouttes d’eau à partir des observations de POLDER. « Ce processus a un impact climatique important, car les nuages constitués de gouttelettes plus petites sont plus réfléchissants que les autres. »

Deux expertises valent mieux qu’une

En sus de la réflectance des nuages, le climatologue français a aussi travaillé à mieux comprendre les surfaces qui réfléchissent le rayonnement solaire de manière hétérogène, c’est-à-dire qui ne renvoient pas exactement la même chose dans toutes les directions. Dans cette optique, il a développé des outils qui permettent de quantifier ce phénomène de « directionnalité » en fonction des biomes – déserts, prairies, forêts, etc. – ce qui permet alors de tirer des interprétations plus quantitatives à partir des observations spatiales. Parvenir à corriger cet effet directionnel très important a été un autre moment très satisfaisant dans la carrière de François-Marie Bréon. « On obtient des séries temporelles d’observations beaucoup plus propres, moins bruitées, donc on peut chercher des effets plus fins, de plus petites amplitudes. » Grâce à cet outil, des méthodes ont été développées permettant de détecter à quelle date la végétation se met à pousser à la fin de l’hiver. Si cette date peut varier de quelques jours ou semaines d’une année à l’autre, en fonction des conditions météorologiques, les séries temporelles d’observations très précises ont permis de dégager un « signal climatique » qui montre une tendance très claire : le réchauffement climatique fait démarrer la croissance végétale globale de plus en plus tôt dans l’année.

Ce travail, comme beaucoup d’autres de ses contributions, illustre bien la double casquette du chercheur. S’il se considère bel et bien comme un climatologue, François-Marie Bréon a dédié une très grande partie de sa carrière à se spécialiser dans l’observation spatiale, et à développer des instruments et des algorithmes qui permettent de mieux mettre les satellites au service de l’étude du climat. Comment les optimiser ? Quelles sont les incertitudes ? Comment mettre au point un appareil qui permet de mesurer des données réellement utiles ? Autant de questions cruciales qu’il a abordées tout au long de sa carrière, dans un contexte où comprendre les processus climatiques a été chaque année de plus en plus important, à mesure que leur dérèglement s’accroît.

Une carrière engagée

Depuis une quinzaine d’années, François-Marie Bréon s’est tourné vers un autre processus majeur du climat : le cycle du carbone. « Les quantités de CO2 , principal gaz à effet de serre mis en cause dans la crise climatique actuelle, se mesurent traditionnellement au sol depuis quelques stations réparties dans le monde, alors nous avons voulu développer un satellite pour produire des observations globales », raconte-t-il. Il propose le concept, qui n’est accepté qu’assez tardivement, à l’aune de la COP21 de Paris, en 2015. « Aujourd’hui, la végétation et les océans absorbent l’équivalent de la moitié des émissions de CO2 d’origine humaine, qui s’élèvent à 40 milliards de tonnes par an, mais nous avons encore quelques incertitudes sur la localisation de ces puits de carbone et leur devenir. » Le satellite MicroCarb, dont le lancement est attendu pour 2025, devra lever ces incertitudes, en mesurant le cycle naturel du carbone, et en cartographiant ses sources et ses puits.

Tout au long de sa carrière, François-Marie Bréon a été un fervent acteur de la lutte contre le réchauffement climatique. Si ses travaux en éclairent les rouages, il a aussi été très impliqué dans le débat public et la vulgarisation de ce sujet. Il a prêté sa plume à la rédaction d’un des chapitres du 5e rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat et a pendant longtemps enchaîné les conférences devant des associations à travers la France. « J’ai toujours aimé parler de science auprès du grand public, mais j’ai très vite voulu m’adresser à un plus grand nombre de personnes », confie-t-il. Il rejoint alors l’Association française pour l’information scientifique (AFIS), qu’il préside pendant quelques années, et contribue régulièrement à son magazine, dont chaque numéro touche une dizaine de milliers de lecteurs environ. Il est par ailleurs très impliqué dans la lutte contre le climatoscepticisme, qu’il déplore beaucoup, et a très à cœur de porter sa voix contre les discours de désinformation visant les potentielles solutions qui permettent de sortir de la crise climatique. S’il accueille sa nomination à la chaire annuelle Avenir Commun Durable pour l’année 2024-2025 avec grande humilité, il se réjouit de l’opportunité d’être, une nouvelle fois, un porte-parole de la cause climatique, et d’expliquer clairement comment l’on sait ce que l’on sait.

Article de William Rowe-Pirra