Entretien avec Alessandro Morbidelli
Astronome et planétologue, passionné de mécanique céleste, Alessandro Morbidelli est mondialement connu pour avoir formulé le modèle de Nice, qui montre que la structure actuelle du Système solaire est le résultat d’une phase d’instabilité pendant son évolution. En 2023, il devient titulaire de la chaire Formation planétaire : de la Terre aux exoplanètes au Collège de France.
Comment est né votre intérêt pour la science, et plus particulièrement pour la mécanique céleste ?
Alessandro Morbidelli : J’ai grandi dans un environnement technico-scientifique. Il n’y avait pas de chercheurs dans ma famille, mais mon père était chimiste industriel et nous baignions dans une certaine culture du rationnel. Ma passion pour l’astronomie m’est venue quand je n’avais que cinq ans. Ma famille possédait une petite maison très rustique dans un coin reculé d’Italie, dépourvu de pollution lumineuse. En pleine nuit, je me rappelle être sorti dans le pré pour défier ma peur du noir et, restant dehors, mes yeux se sont habitués à l'obscurité – un phénomène que je ne connaissais pas à l'époque. Alors, quand la Voie lactée m’est apparue, j’ai vécu une véritable rencontre avec le ciel. Un moment marquant et mémorable. Plus tard, on m’a offert un télescope avec lequel j’observais la Lune et les planètes, à Milan. Puis, durant mes études, je me suis vite intéressé aux sciences naturelles, à la physique et aux mathématiques : tout ce qui concerne la description du monde, en somme. Durant mon doctorat en Belgique, j’ai développé une théorie sur la dynamique des objets célestes en résonance avec Jupiter. Celle-ci m’a valu d’être appelé à l’Observatoire de Nice pour un postdoctorat. Au début des années 1990, nous commencions à nous servir des ordinateurs pour effectuer les premières simulations numériques capables de suivre l’évolution des corps célestes sur des millions d’années. Or, celles-ci livraient des comportements étranges. Il me revenait d’analyser ces données et d’établir des modèles permettant de les expliquer. Dès 1993, et avec le soutien de l’Observatoire, j’entrais au CNRS, et je commençais à travailler sur la dynamique du Système solaire tel qu’il existe à l’heure actuelle – à savoir les astéroïdes, les météorites, les comètes, etc. Puis, à l’approche de l’an 2000, j’ai opéré une sorte de saut thématique en m’intéressant aux origines du Système solaire : sa formation et son évolution.
Qu'est-ce qui a motivé ce saut thématique vers l'étude de l'origine et de l'évolution du Système solaire ?
C'est avant tout un grand intérêt pour le mystère de l'origine des choses qui m'a poussé à opérer ce saut. Mais aussi, et surtout, l'ampleur du défi intellectuel que cela représentait. Quand on travaille sur la dynamique actuelle du Système solaire, il faut être précis, certes, mais le cadre est déjà posé : nous savons exactement où sont les planètes et nous pouvons observer directement le Système solaire. Il n'y a rien à inventer, il faut simplement étudier. En revanche, quand on s'intéresse aux origines, il faut être imaginatif. Vous pouvez observer le résultat final – l'état du système aujourd'hui –, mais pas les conditions initiales. La réflexion nécessite donc une étape créative supplémentaire qui consiste à imaginer des scenari permettant d'expliquer certaines propriétés actuelles de notre système. Puis, il faut démontrer que l'intuition est juste. Concrètement, cela implique de réaliser des simulations numériques, en partant de conditions initiales supposées, pour voir si l’on aboutit au système actuel observable. Il s’agit d’une véritable expérience de laboratoire virtuel. On ne peut pas simuler le Système solaire du présent vers le passé, car l'entropie[1] augmente toujours. Je me suis trouvé dans cette démarche différente, chargée de défis intellectuels forts et stimulants, que j'assimile à celle d'un enquêteur. En effet, quand un crime a lieu, l’investigation nécessite de remonter la piste en déterminant un mobile, un modus operandi, etc. C'est fascinant, et un peu plus frustrant ; quand on établit un modèle sur le système actuel, il est soit juste soit faux, et il n'y a pas d'ambiguïté possible. Par contre, quand on développe un modèle sur les origines, le débat dure longtemps, on formule des approximations de la réalité et il y a des confrontations, jusqu'à ce qu'une forme de consensus apparaisse.
Quel effet la découverte des premières exoplanètes dans les années 1990 a-t-il eu sur votre travail ?
L'effet a été retentissant. Quand quelque chose de nouveau est découvert, cela provoque un peu de panique. On doit sortir de sa zone de confort et rentrer rapidement dans un nouveau champ d’investigation. Avant les exoplanètes, il y a eu la découverte de la ceinture de Kuiper en 1992 – à savoir la population de petits corps dont l'orbite se situe au-delà de Neptune. Celle-ci nous a fourni énormément de contraintes sur l'évolution du Système solaire, lesquelles ont posé le socle du modèle de Nice que j’allais proposer quelques années plus tard. Ensuite, la découverte des planètes extrasolaires a eu un impact sur mon travail de deux manières. Nous avions soudain toute une série de mondes étranges, gravitant dans des systèmes différents. La planète 51 Pegasi b, une planète jovienne[2] qui est très proche de son étoile, nous a permis d’étudier la question de la migration planétaire par exemple. Les exoplanètes ont également apporté un changement de paradigme dans l’étude de la formation du Système solaire. En effet, jusqu'à ce moment-là, on pensait que tous les systèmes planétaires devaient ressembler au nôtre, et l’on demandait aux modélisateurs d'être capables de reproduire la structure du Système solaire de manière presque déterministe. Or, grâce aux planètes extrasolaires, on s'est rendu compte de la grande diversité des systèmes planétaires, et l'idée d'un modèle unique déterministe qui aboutit au Système solaire dans 100 % des cas était donc devenue désuète. Sans la découverte des exoplanètes, d’ailleurs, le modèle de Nice aurait été rejeté, parce qu'il n'arrivait à reproduire la configuration actuelle du Système solaire que dans 5 % des cas, ce qui était attribué au hasard. Or, les exoplanètes nous ont montré que la configuration de notre système est en effet naturellement rare.
Qu’est-ce que leur observation nous révèle d’autre à propos de notre Système solaire ?
Nous avons découvert plus de mille systèmes multiplanétaires, et pas un seul ne ressemble au nôtre. Du reste, beaucoup d’entre eux sont complètement différents de ce que nous connaissons ici ; on a vu des Jupiters chauds ou situés sur des orbites très excentriques, des super-Terres très proches de leurs étoiles, etc. La seule planète du Système solaire dont on peut détecter l'analogue autour d'une autre étoile avec la technologie actuelle est Jupiter. Donc, si l’on veut faire des statistiques de manière observationnelle, on doit déterminer la fréquence du couple Soleil-Jupiter. Or, seulement 10 % des étoiles sont de type solaire ; 10 % de ces étoiles ont des géantes gazeuses comme Jupiter en orbite autour d’elles, et seulement 10 % de ces planètes géantes ont des orbites similaires à celle de Jupiter. Au regard de ces valeurs, je pense que l'on peut faire une croix sur une potentielle abondance de systèmes similaires au nôtre dans la galaxie. La formation du Système solaire, et sa structure est due à beaucoup de contingences. Même dans des conditions initiales proches, on peut arriver à un résultat différent. Notre Système solaire a pris par chance de bonnes directions qui ont permis à la Terre de se former. Il y a donc un biais anthropique[3]. Les systèmes qui « échouent » à réunir les paramètres permettant l’apparition de la vie n’hébergent pas d'observateurs directs. Par conséquent, ce n'est pas si étonnant que le Système solaire soit atypique. Cette façon de penser est assez révolutionnaire, et je me réjouis d'en discuter avec mes collègues humanistes au Collège de France. Nous opérons, en quelque sorte, un pas en arrière par rapport à la mouvance copernicienne. Celle-ci montrait que la Terre n'était pas au centre de l'Univers. De là, la science s'est construite par étapes de banalisation : le Soleil n’est qu’une étoile parmi cent milliards, dans une galaxie parmi cent milliards, dans un Univers dépourvu de centre. Une banalisation qui nous explique que nous ne sommes rien de spécial. Mais là, l’observation des exoplanètes débanalise notre Système solaire et, pour la première fois depuis des siècles, on recommence à penser que nous sommes un peu spéciaux. Dans la mouvance philosophique et épistémique, c'est une notion à laquelle il est intéressant de réfléchir.
En 2005, vous avez formulé, avec des collèges internationaux, le modèle de Nice, qui décrit la formation et l’évolution du Système solaire. En quoi diffère-t-il des modèles plus anciens, aujourd’hui désuets ?
Les modèles anciens supposaient que les planètes s’étaient formées sur leur orbite actuelle, car celles-ci sont circulaires et coplanaires[4]. On comprend, en regardant le Système solaire plus finement, que c'est impossible. D’abord parce que les orbites planétaires ne sont pas tout à fait circulaires ni coplanaires, et les populations de petits corps – aussi bien dans la ceinture d'astéroïdes que dans celle de Kuiper – sont très dispersées, leurs orbites très excentrées et inclinées. Du reste, on observe aussi des déficits de masse. On s'attendrait à voir beaucoup plus d'objets dans ces ceintures alors que leur masse totale est inférieure à celle de la Lune ou de Mars. Quelque chose a donc dû secouer le système entier. Or, l’observation des exoplanètes a montré que les planètes qui se forment dans un disque doivent migrer d'une façon ou d'une autre – ce qui explique comment 51 Pegasi b est arrivée si proche de son étoile. Le résultat, c'est que plusieurs planètes se rapprochent les unes des autres et se verrouillent en formant une chaîne de résonance. Autrement dit : une situation où les rapports de périodes orbitales sont des rapports entre nombres entiers. Cela donne forcément des systèmes très compacts ; le système de nos planètes géantes devait tenir entre 5 et 10 à 12 unités astronomiques (UA)[5]. Mais les planètes aujourd'hui sont beaucoup plus étalées – entre 5 et 30 UA, avec des orbites un peu déformées, excentriques et inclinées, aussi quelque chose doit avoir radicalement changé leurs orbites. Or, toutes les populations de petits corps sont secouées, alors, y a-t-il un lien ? On a commencé à travailler sur les potentielles dynamiques planétaires qui auraient permis de changer les orbites des planètes et de secouer le système tout entier. On a imaginé, on a simulé, et l’on a montré que lorsque les planètes sont aussi proches les unes des autres dans cette chaîne de résonance, même de petites perturbations peuvent engendrer une instabilité globale du système planétaire, les planètes acquièrent temporairement des orbites excentriques, s'écartent, et, dans ce processus d'expansion du système planétaire, les petits corps sont dispersés. Il a fallu ensuite regarder où allaient ces petits corps et voir si cela permettait de reconstruire les structures que l'on connaît : ceinture de Kuiper, nuage d'Oort, ceinture d'astéroïdes, les troyens de Jupiter et de Neptune, les satellites irréguliers... et l’on s'est aperçu que l'instabilité pouvait expliquer tout cela. Même, précisément, dans une petite fraction des évolutions possibles ; on en revient à ces fameux 5 %.
Comment avez-vous vécu le changement de paradigme engendré par la publication de votre modèle ?
Quand on met au point quelque chose comme ça, on se demande forcément comment cela va être perçu. Comme on proposait un modèle qui changeait le paradigme en place, on aurait pu craindre que la communauté serait conservatrice. En fait, elle apprécie l’idée de rupture conceptuelle et est très ouverte aux nouvelles idées, surtout quand elles permettent de résoudre des problèmes de longue date. Une fois nos simulations publiées, la communauté s'est mise en œuvre pour les vérifier. Il y a eu des détracteurs, bien sûr, mais rapidement, d'autres ont reproduit avec succès les simulations de manière indépendante, et comme la reproductibilité est cruciale dans les sciences la communauté s'est intéressée au modèle de manière plus approfondie et a commencé à étudier ses implications et à l'améliorer. Le modèle de Nice a pris forme comme s’écrit une page encyclopédique sur Wikipédia. Nous avons créé la page et posé les fondements, puis tout le monde l’a enrichie de sa plume, l’a complexifiée et peaufinée. Aujourd'hui, le modèle que l'on présente avec beaucoup de confiance est assez différent de celui que nous avons formulé en 2005. Il a été consolidé grâce à des efforts communautaires.
Vous accédez cette année à la chaire Formation planétaire : de la Terre aux exoplanètes. Quelles sont vos attentes vis-à-vis de cette chaire ?
Je suis très reconnaissant envers la communauté nationale pour cette élection au Collège de France, qui s'accompagne pour moi de beaucoup d'émotion. C'est aussi un grand défi, notamment pour l'enseignement. Je voudrais pouvoir intéresser le grand public tout en étant pertinent pour les étudiants et les jeunes chercheurs. C'est un exercice d'équilibre auquel je vais devoir me livrer. Du reste, cette expérience va m'amener à transformer ma façon de travailler et je vois cette opportunité comme une grande chance. J’approche d’une phase finale de ma carrière, c'est donc un bon moment pour faire le point sur ma discipline, sur des sujets que je maîtrise et d'autres qui orbitent plutôt en marge de mes travaux. Ma stratégie sera de ne pas trop entrer dans le détail mais de centrer mon approche sur le contexte, ce qui devrait à la fois parler au grand public et être utile aux jeunes chercheurs. C'est une occasion de terminer une activité en faisant le tour et en mettant de l'ordre dans une littérature gigantesque, parfois un peu contradictoire. C'est un beau défi que j'aborde avec beaucoup de détermination !
Propos recueillis par William Rowe-Pirra
Glossaire
[1] Entropie : en physique, l’entropie est la grandeur qui détermine le degré de désorganisation d’un système, le désordre de la matière.
[2] Planète jovienne : planète géante gazeuse similaire à Jupiter et composée essentiellement d’hydrogène et d’hélium.
[3] Biais anthropique : principe selon lequel toute observation de l’Univers est réalisée par une entité biologique dotée d’une conscience et d’une culture.
[4] Coplanaire : situé dans un même plan.
[5] Unité astronomique (UA) : unité de longueur correspondant à la distance entre la Terre et le Soleil, soit approximativement 150 millions de kilomètres.