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Le strict encadrement de l’éducation familiale chinoise

Éclairages

Toutes les deux semaines, un sujet d'actualité scientifique éclairé par une chercheuse ou un chercheur du Collège de France.

Manon Laurent

Alors que le système éducatif chinois reste sous le contrôle étroit du Parti communiste, ce dernier investit de plus en plus les questions d’éducation familiale, jusqu’à entraîner une forme de judiciarisation de la parentalité. Cet encadrement n’est pas sans conséquence sur les stratégies éducatives des familles.
Rencontre avec Manon Laurent*, sociologue au Collège de France.

Depuis sa création, le système éducatif chinois moderne a toujours été sous le contrôle étroit de l’État. Historiquement méfiantes envers les classes éduquées, les politiques éducatives chinoises ont oscillé entre la répression des intellectuels pendant la Révolution Culturelle et le développement de l’enseignement, nécessaire à l’économie, témoignant de la gestion attentive de l’éducation par l’État jusqu’à aujourd’hui. Selon Manon Laurent, ce contrôle s’est récemment accentué, reflétant la volonté du gouvernement de surveiller non seulement l’enseignement public, mais aussi les pratiques éducatives à domicile.

Le regain d’intérêt du gouvernement pour l’éducation trouverait son origine dans l’augmentation de la délinquance juvénile ayant marqué le pays récemment. La médiatisation du meurtre tragique d’un garçon de 13 ans par ses camarades de classe dans la province du Hebei, au nord du pays en mars 2024, illustre les craintes de l’opinion publique quant à la montée de la délinquance parmi les neuf millions d’enfants « laissés derrière » de Chine. « Derrière la médiatisation parfois excessive de ces faits divers se cache une réalité plus nuancée. Cependant, nous voyons de nombreux enfants à la charge de leurs grands-parents. Ce manque d’encadrement représente un véritable fléau dans certaines régions de la Chine. À tel point que cette expression a été inventée pour les désigner », explique Manon Laurent.

Pour le gouvernement chinois, ces faits divers seraient provoqués par les carences des parents dans l’éducation de leurs enfants. Pourtant, les rigidités du système administratif de la République populaire semblent jouer un rôle important dans cette situation. La Chine possède un système d’enregistrement administratif des citoyens dans leur province de naissance. Cette obligation empêche de nombreux enfants d’accéder aux écoles dans les métropoles où leurs parents travaillent, car ces derniers sont originaires de zones rurales, continue la chercheuse. Le dynamisme économique de la Chine conduit de nombreux habitants des campagnes à migrer dans les grandes villes de l’est pour y trouver un emploi. « Le rythme de travail de ces emplois urbains pousse les familles à laisser la garde de leurs enfants à leurs grands-parents dans leurs régions d’origine. Les parents qui choisissent d’emmener leurs enfants font alors face à l’impossibilité d’accéder aux services publics comme la santé ou l’éducation dans leur nouvelle ville, car ils sont enregistrés dans une autre région », continue la chercheuse.

Si adapter le système éducatif aux évolutions de la société n’a rien d’exceptionnel, les réformes s’intéressent habituellement aux programmes scolaires, à l’organisation du temps de travail, à la pédagogie… plus rarement à l’éducation parentale. Pourtant, 2021 a vu l’adoption d’une nouvelle loi sur la promotion de l’éducation familiale qui vise à surveiller la manière dont les parents éduquent leurs enfants à domicile, ajoutant ainsi une nouvelle dimension à l’emprise de l’État sur l’éducation.

La judiciarisation de la parentalité

La promulgation de cette loi marque une nouvelle étape dans l’ingérence de l’État dans la vie privée des citoyens. Les enfants marginalisés sont devenus un enjeu crucial pour le gouvernement, qui a vu dans ce problème une justification pour intervenir davantage dans les affaires familiales.

« La loi met beaucoup de pression sur les parents, explique Manon Laurent. Elle crée des structures d’accompagnement qui vont de l’édition de manuels pour parents à la création d’écoles pour parents, où ces derniers sont formés sur les bonnes pratiques éducatives ». Bien que cette obligation reste théorique, elle reflète la volonté de l’État de normaliser et de standardiser les pratiques éducatives, même au sein des foyers. Le gouvernement vise à lutter contre la délinquance juvénile en tenant les parents responsables des actions de leurs enfants. « C’est une forme de judiciarisation de la parentalité, note la sociologue, les parents sont désormais considérés comme responsables du succès ou de l’échec de leurs enfants ».

Cette réglementation n’est pas sans susciter des réticences de la part des familles. Comme nous l’explique la chercheuse : « Il ne faut pas imaginer la Chine comme un pays exempt de contestations, de nombreuses manifestations ont lieu chaque semaine pour des sujets divers. Lorsqu’on les interroge, on s’aperçoit que les familles mettent en place des stratégies éducatives qui jouent avec les réglementations ».

Les résistances parentales

La surveillance pointilleuse ne constitue en effet pas la seule spécificité du système éducatif chinois, également réputé pour sa rigueur. Face à la compétition économique féroce pour l’accès aux meilleurs emplois, les parents chinois développent des stratégies sophistiquées pour assurer la réussite de leurs enfants. Ces stratégies incluent le contournement de la carte scolaire, par exemple en achetant des appartements situés dans les zones des meilleures écoles, ou en obtenant des lettres de recommandation pour accéder à des établissements prisés. « Les parents investissent des millions de yuans, soit des centaines de milliers d’euros, pour acheter des appartements qui correspondent à leur stratégie scolaire, explique Manon Laurent, soulignant l’impact de ces pratiques sur la variation des prix du marché immobilier dans certaines villes. Nous remarquons que les prix des habitations les plus élevés sont corrélés aux demandes d’admission dans certaines écoles prestigieuses. Certains biens immobiliers sont appelés des appartements d’éducation, tant ils constituent la clef de l’accès à ces institutions ».

Cependant, ces stratégies ne garantissent pas toujours les résultats escomptés. « Que fait-on si, en dépit de toutes ces stratégies, on n’obtient pas la qualité d’éducation souhaitée ? » s’interroge-t-elle. Cette question est cruciale dans un contexte où l’État cherche à réduire la pression scolaire, une politique qui rencontre l’opposition de nombreux parents. Ces derniers, craignant que leurs enfants n’accèdent pas à la même augmentation du niveau de vie qu’ils ont connu, contestent ces mesures et cherchent à influencer leur mise en œuvre. « Les parents reprochent au gouvernement que cette réduction de la pression scolaire ne fait que reporter la responsabilité de la réussite sur eux », conclut la chercheuse.

Derrière ces bouleversements se cache l’autre grand défi du système éducatif chinois, celui de la santé mentale. On estime que près d’un quart des élèves du secondaire présentent des symptômes dépressifs dus à la pression éducative en Chine.

*Manon Laurent est chercheuse au sein la chaire Sociologie du travail créateur du Pr Pierre-Michel Menger.