Sur quels effets secondaires des chimiothérapies travaillez-vous ?
Beaucoup de traitements de chimiothérapie engendrent des effets secondaires importants : les neuropathies périphériques chimiquement induites en font partie. Je travaille sur cette pathologie, car elle est très invalidante pour les patients qui ont des douleurs importantes pour lesquelles il n’existe aucun traitement spécifique. Les principaux symptômes sont des douleurs au niveau des mains et des pieds notamment, des fourmillements et des sensations de brûlure. Certains patients auront également des défauts de motricité fine et des difficultés à se déplacer. S’il existe autant de symptômes différents, certains légers, d’autres plus sévères, c’est parce que cette pathologie est évolutive : plus le patient cumulera les doses de chimiothérapie, plus les atteintes seront importantes et les symptômes susceptibles de s’aggraver. Dans le laboratoire où j’effectue mes recherches, nous étudions spécifiquement une chimiothérapie, l’oxaliplatine, majoritairement utilisée dans le traitement des cancers digestifs. Elle a la particularité de provoquer chez près de 80 % des patients une neuropathie périphérique dite aiguë, avec des symptômes pouvant apparaître seulement trente minutes après la première injection. Ces symptômes aigus peuvent disparaître si le traitement est arrêté. Par contre, si les patients continuent à recevoir plusieurs injections d’oxaliplatine, une neuropathie chronique pourra s’installer avec des douleurs pouvant persister durant des années, malgré la rémission de leur cancer.
Comment sont traités ces effets indésirables aujourd’hui ?
À ce jour, il n’y a pas de traitement pour les neuropathies périphériques chimiquement induites. Des traitements contre la douleur sont parfois prescrits, cependant ils ne sont pas propres à cette pathologie et sont donc inefficaces chez la plupart des patients. La seule solution à l’heure actuelle est une réduction ou un arrêt de la chimiothérapie. Ces neuropathies périphériques chimiquement induites sont par conséquent un problème de santé publique majeur, car elles diminuent les chances de guérison des cancers.
Pourquoi parle-t-on de « neuropathie périphérique » ?
On appelle cette pathologie une neuropathie périphérique parce qu’elle atteint les nerfs. C’est une maladie du système nerveux périphérique. Le corps est composé du système nerveux central – comprenant le cerveau et la moelle épinière –, et du système nerveux périphérique, composé de nerfs périphériques. Ces derniers innervent nos organes et nos membres. Ils permettent de transporter les informations entre le cerveau et la périphérie : leur bon fonctionnement est donc crucial. Cette neuropathie est dite périphérique, car il semblerait qu’elle touche uniquement les nerfs et donc le système nerveux périphérique. Le cerveau lui ne semble pas atteint.
Vous vous concentrez sur les vaisseaux sanguins présents dans le nerf qui forment, selon vous, une « barrière » entre le sang et le nerf. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Je travaille dans l’équipe d’Isabelle Brunet qui étudie les interactions entre le système vasculaire et le système nerveux. Ces interactions sont moléculaires, cellulaires et fonctionnelles. Par exemple, le système nerveux peut impacter le cœur, les vaisseaux sanguins et donc la distribution du sang dans tous les organes, mais les vaisseaux sanguins peuvent aussi impacter le système nerveux. Un nerf périphérique contient des prolongements de neurones appelés axones, qui font le lien entre le cerveau et les organes périphériques pour y transmettre les informations venant du cerveau. Il est également composé de vaisseaux sanguins, qui apportent les nutriments et l’oxygène nécessaires au bon fonctionnement du nerf. Toutefois, le rôle de ces vaisseaux ne s’arrête pas là ; ils forment une barrière très sélective entre le sang et le reste du nerf. Ils permettent le passage des molécules nutritives essentielles, tout en retenant les molécules potentiellement nocives pour le nerf comme des pathogènes ou des médicaments. Ces vaisseaux sanguins intra-nerveux permettent le maintien d’un équilibre, que l’on appelle homéostasie. Le maintien de cette homéostasie est essentiel pour le bon fonctionnement des nerfs. La moindre modification peut avoir des conséquences importantes sur la santé.
On pourrait imaginer que l’oxaliplatine traverse cette barrière et atteigne le nerf…
Nous travaillons sur plusieurs hypothèses. Puisqu’il est administré directement dans le sang, le traitement de chimiothérapie pourrait passer du sang vers le nerf grâce à des transporteurs et y causer des problèmes. Il pourrait aussi abîmer ces vaisseaux sanguins et laisser passer des molécules indésirables. Cependant, en observant le modèle sur lequel nous travaillons, nous remarquons que les vaisseaux sanguins ne sont visiblement pas impactés, la vascularisation dans le nerf semble bonne et la barrière est globalement intacte. C’est pour ces raisons que nous privilégions l’hypothèse d’un problème de débit sanguin. Les vaisseaux sont dotés d’une activité contractile, soit ils se contractent, soit ils se dilatent, et le sang circule plus ou moins vite. Ceci influence directement le niveau d’oxygénation du nerf. Nous pensons que l’oxaliplatine pourrait avoir un effet sur cette activité et donc sur le niveau d’oxygène dans le nerf. Pour le moment, notre objectif est de déterminer si l’oxaliplatine engendre une vasoconstriction qui limiterait les échanges comme nos résultats le suggèrent. Le nerf, recevant moins d’oxygène et de nutriments, ne fonctionnerait plus normalement, ce qui pourrait provoquer ces effets indésirables.