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Hommage à Yves Bonnefoy

par Carlo Ossola
Yves Bonnefoy

Yves Bonnefoy (1923-2016)

Né à Tours le 24 juin 1923, Yves Bonnefoy s’est éteint à Paris le 1er juillet 2016. Il a occupé, de 1981 à 1993, la chaire d’Études comparées de la fonction poétique au Collège de France ; ses cours ont été publiés dans le volume Lieux et destins de l’image, aux éditions du Seuil, en 1999. Des années durant, il a animé et dirigé les colloques de la Fondation Hugot consacrés à « La conscience de soi de la poésie », qui furent le foyer d’une réflexion passionnée et inspirée sur le rôle de la littérature dans le temps présent et le centre même de l’activité de notre Institut d’Études littéraires. Il a traversé le XXe siècle avec la fraîcheur d’une langue toujours aurorale, prononcée avec une trépidation léopardienne (l’un de ses points de référence permanents), contemplant une création éclose sur ses propres blessures.

Bonnefoy a adouci notre présent et restitué à l’obscurité du passé le rythme de l’harmonie :

À ma demeure à Urbin entre le nombre et la nuit
À Saint-Yves de la Sagesse.
[…]
Aux peintres de l’école de Rimini. J’ai voulu être historien par angoisse de votre gloire.
Je voudrais effacer l’histoire par souci de votre absolu [1].

Bonnefoy a voyagé, écouté, enseigné au Collège de France, écrit sur l’art, la poésie, la photographie, la musique, il a traduit Shakespeare, Keats, Pétrarque, Pascoli et Leopardi, il a fréquenté et conversé avec les classiques, il a entouré d’amitié ce qui, du monde présent, méritait d’être sauvegardé ; mais ce qui le définit le mieux, c’est une humanité incarnée dans les mots et dans le regard, c’est une prononciation – avant même d’être une écriture – de l’attente de l’autre. Les mots de Bonnefoy viennent à notre rencontre et demeurent sur le seuil, dans la simplicité d’un « ici » qui fonde leur présence, « détermination et courage », comme il le dit à propos de la forme, moralement essentielle, de Morandi et Giacometti [2].

L’arrivée de Bonnefoy au Collège de France ne fut pas facile : Georges Blin l’avait longuement préparée et son texte de présentation, resté manuscrit et retrouvé très récemment par Christophe Labaune, témoigne de ses hésitations, de son engagement, et des difficultés surgissant de la comparaison implicite avec Paul Valéry. Ce texte, qu’il faudra publier, va – dès les premiers pages – à l’essentiel, avec un souci d’« écriture » qui a le scrupule et l’élégance de la virtuosité :

Je n’aurais donc plus à ce degré, où la vacance d’une chaire est, dans sa destinée, semblable à l’influx d’une vocation, qu’à rappeler dans l’ordre d’échéance ou par secteurs les grands contrats d’une œuvre et l’élément d’une personnalité, si dans le cas d’Yves Bonnefoy la présentation ne semblait, comme par paradoxe, aussi difficile qu’oiseuse. Il a dit que « la présence décide », mais que peut le présentateur quand l’une des parties manque et que, pour paraphraser une Notice par elle-même assez décidée, l’on risque de susciter cette analogie de la désolation qu’est à ses yeux « le rassemblement où a manqué le célébrable » [3].

Georges Blin en publiera ensuite un extrait dans la revue Commentaire [4] où cette partie ne figurera pas, remplacée néanmoins par une définition aussi fulgurante que tourmentée :

Chez Bonnefoy c’est la fracture d’une logique qui théorise l’unité d’appel [5].

En effet, Bonnefoy a déployé une poétique dans son fond cohérente, depuis le Traité du pianiste et la déclaration La Nouvelle Objectivité (1946) jusqu’à L’Improbable (1980). Rappelons un passage du traité de 1946 :

Tous les moyens sont bons pour démasquer l’objet et décontenancer l’espace. La poésie à venir sera l’exploitation de ces moyens. Elle libérera l’esprit des paralysies logiques, elle transformera les rapports de l’homme et de la société que supposent les objets [6].

C’est déjà l’annonce de la bataille contre la vanité stérile du « conceptuel » que nous retrouverons en exergue de L’Improbable et autres essais :

Je dédie ce livre à l’improbable, c’est-à-dire à ce qui est.
À un esprit de veille. Aux théologies négatives. À une poésie désirée, de pluies, d’attente et de vent.
À un grand réalisme, qui aggrave au lieu de résoudre, qui désigne l’obscur, qui tienne les clartés pour nuées toujours déchirables. Qui ait souci d’une haute et impraticable clarté [7].

C’est le réalisme de l’« incarnation » contre toute « excarnation » conceptuelle, comme Bonnefoy l’avait souligné dans L’Arrière-pays [8] : il ne s’agit plus de « penser l’absolu mais de penser à lui du sein de notre existence comme nous avons à la vivre », dans la contrainte constante « d’un parler conceptualisé qui ne sait pas donner vie [9] ».

Une poétique qui réunit l’immédiat du regard, la gratuité de l’élan, l’appel à l’autre, le risque et l’éphémère du don :

Je te donne ces vers, non parce que ton nom
Pourra jamais fleurir, dans ce sol pauvre,
Mais parce que tenter de se souvenir,
Ce sont des fleurs coupées, ce qui a du sens.
[…]
Qui veut avoir, parfois, la visite, se doit
D’aimer dans un bouquet qu’il n’ait qu’une heure.
La beauté n’est offrande qu’à ce prix [10].

La poésie de Bonnefoy est antignostique, si l’on définit la gnose comme « toute façon de percevoir le monde où l’on vit comme insuffisant ou même mauvais, et cela en se souvenant d’une autre réalité, elle, bonne, satisfaisante, qui aurait pu exister ou pourra le faire, mais alors au-delà des temps présents ou plutôt même par transgression et dissipation du temps lui-même, lequel ne serait qu’un des aspects les plus sombres de l’humaine déréliction [11] ». La poésie de Bonnefoy est un « don du gratuit », foyer d’une lumière qui mûrit :

[…]
Ô terre, terre,
Présence si consentante, si donnée,
[…]
Tant de désir de toi, terre parfaite,
N’étaient pas faits pour mûrir comme un fruit
En son instant d’extase se détache
De la branche, de la matière, saveur pure [12] ?

Il ne s’agit toutefois pas d’un monde panique, d’une nature naturans dont la poésie serait le prolongement mémoriel, mais au contraire – et de façon toujours plus précise dans cet accomplissement final – le recueillement de l’existant dans la transparence pure d’un « accent du vécu », dans son essence la plus infime :

Et c’est à présent devant moi, autour de moi, en moi, le monde comme il se montre quand il se défait du songe, chose après chose se retirant en soi, se réduisant à son apparaître, rendant la vie à cette autre et seule évidence que sont le chant du coq, l’aboi d’un chien sur la route, le bruit au loin d’une voiture qui passe.

Notes

[1] Y. Bonnefoy, Dévotion, dans L’Improbable et autres essais, Paris, Mercure de France, 1980.

[2] Y. Bonnefoy, Remarques sur le regard. Picasso, Giacometti, Morandi, Paris, Calmann-Lévy, 2002.

[3] Y. Bonnefoy, Dans le leurre du seuil, Paris, Mercure de France, 1975.

[4] G. Blin, « Vers Yves Bonnefoy », Commentaire, vol. 4, n° 20, 1982, p. 683-687.

[5] Y. Bonnefoy, Ibid., p. 683.

[6] Y. Bonnefoy, La Nouvelle Objectivité, 1946 ; republié dans le recueil : Traité du pianiste et autres écrits anciens, Paris, Mercure de France, 2008, p. 129-134 ; la citation se trouve à la p. 133.

[7] Y. Bonnefoy, L’Improbable et autres essais, Paris, Mercure de France, 1980 ; puis Paris, Gallimard, 1992, p. 9 (nous citons cette dernière édition).

[8] « Et pourtant le combat n’était pas fini, en moi, contre la force d’excarnation » (L’Arrière-pays, Paris, Gallimard, 2005, p. 65).

[9] Y. Bonnefoy, L’Absolu et ses effigies, I ; dans La Beauté dès le premier jour, Paris, William Blake & Co., 2009 ; les deux citations sont à la page 39.

[10] Y. Bonnefoy, Afin que si mon nom…, poème de Raturer outre, Paris, Galilée, 2010, p. 16.

[11] Y. Bonnefoy, La Poésie et la Gnose, Paris, Galilée, 2016, p. 16.

[12] Y. Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, I, Le souvenir, Paris, Gallimard, 1985.

[13] Y. Bonnefoy, D’autres tableaux, dans Ensemble encore, Paris, Mercure de France, 2016.

[14] Y. Bonnefoy, Voix à la cime des arbres, dans Ensemble encore, op. cit.

[15] Y. Bonnefoy, Le tout, le rien, II, dans Début et fin de la neige, Paris, Mercure de France, 1991.

[16] Y. Bonnefoy, De vent et de fumée, dans La Vie errante, Paris, Mercure de France, 1993.

[17] Y. Bonnefoy, Cappella Brancacci. Florence et la poésie, dans La Renaissance italienne, édité par N. Ducimetière et M. Jeanneret, Paris, Somogy, 2016, p. 41-54 ; la citation est à la page 51.

[18] Y. Bonnefoy, à la voix de Kathleen Ferrier, dans Hier régnant désert, Paris, Mercure de France, 1958 ; Gallimard, 1982.

[19] Y. Bonnefoy, L’épars, l’invisible, dans Dans le leurre du seuil, op. cit.

[20] Y. Bonnefoy, Après le feu, poème de Ensemble encore, Paris, Mercure de France, 2016, p. 81.

[21] Y. Bonnefoy, Ensemble la musique et le souvenir, II.

[22] Y. Bonnefoy, Ensemble encore, dernier vers, op. cit.


Références

Imprimée
Ossola C., « Hommage à Yves Bonnefoy (1923-2016) »L’annuaire du Collège de France, Paris, Collège de France, n° 116, 2018, p. 669-704.

Numérique
Ossola C., « Hommage à Yves Bonnefoy (1923-2016) »L’annuaire du Collège de France, Paris, Collège de France, n° 116, 2018, mis en ligne le 2 juillet 2018, https://doi.org/10.4000/annuaire-cdf.13734.