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Hommage à Maurice Agulhon

par Roger Chartier et Pierre Rosanvallon
Maurice Agulhon

Anatole Abragam (1914-2011)

Le fils du maître. Dans un essai autobiographique publié en 1987 [1], une année après son élection au Collège de France sur une chaire intitulée « Histoire de la France contemporaine », Maurice Agulhon résumait ainsi son enfance passée, non pas tellement dans un village, mais dans une école, l’école de Pujaut, dans le Gard, où ses parents étaient l’un et l’autre instituteurs. Tous deux étaient solidement laïques, votaient à gauche et étaient de fervents pacifistes. Tous deux étaient protestants et avaient une foi réservée et sévère, mais leurs ascendances familiales illustraient la frontière de chrétienté qui avait divisé la France provençale depuis la Réforme protestante : les Cévennes huguenotes du côté paternel, le Midi catholique du côté de sa mère, qui avait franchi la frontière religieuse.

« Ils n’aimaient pas l’histoire, j’en suis certain », écrit Maurice Agulhon, rappelant que pour ses parents pacifistes, l’histoire n’était que le récit détestable du chauvinisme patriotique, des guerres sanglantes, des violences effroyables. C’est pourtant l’histoire qu’il choisira au terme de ses études qui l’ont mené du lycée Frédéric Mistral d’Avignon, où il fut élève de la sixième au baccalauréat, aux classes préparatoires du lycée du Parc à Lyon où il entre en 1943. Lorsqu’il réussit le concours de l’École normale supérieure en 1946, il a décidé d’être historien. Cette conviction a été confortée par les enseignements du professeur d’histoire de la khâgne de Lyon, Joseph Hours, un démocrate-chrétien résistant, qui fait entrer dans ses cours les thèmes neufs des Annales et qui donne à ses élèves, dans et hors la classe, le goût et le respect de la politique. C’est à sa mémoire que Maurice Agulhon dédiera son ouvrage le plus célèbre, Marianne au combat ; c’est de lui qu’il dit en 1987 « qu’il est l’historien qui a le plus influencé en profondeur l’histoire que je fais aujourd’hui ».

À la rue d’Ulm, Maurice Agulhon adhère au parti communiste et milite à la cellule de l’École et dans celle du Ve arrondissement. Il restera membre du Parti jusqu’à la fin de 1960 et s’interrogera durablement sur les raisons de cet engagement discipliné et dévoué. Celles partagées par beaucoup de jeunes gens de son âge, de son temps et de son milieu, attirés par un parti qui se réclamait de la Résistance, de la nation et de la démocratie républicaine et qui revendiquait une rigoureuse intransigeance morale. Celles, plus secrètes, énoncées comme la recherche d’une famille de substitution, une fois éloigné, « libéré » écrit Maurice Agulhon, de l’affection protectrice mais contraignante de ses parents.

Le choix militant avait ses effets intellectuels, faisant préférer l’histoire contemporaine comme domaine de recherche et Ernest Labrousse comme mentor, bien qu’il fût membre de la SFIO honnie. Mais son histoire était économique et sociale, ses références étaient marxistes et ses horizons historiographiques largement ouverts. C’est donc avec Labrousse qu’après sa réussite à l’agrégation en 1950 et sa nomination au lycée de Toulon puis au lycée Thiers à Marseille comme professeur de khâgne, Maurice Agulhon dépose un sujet de thèse dont le thème est la tradition républicaine en Provence. La mode de l’histoire départementale et l’existence de sujets de thèses déjà déposées sur les Bouches-du-Rhône ou le Var après 1851 l’obligent à reformuler le sujet de sa thèse, soutenue à la Sorbonne en 1969 comme « Un mouvement populaire au temps de 1848 : histoire des populations du Var dans la première moitié du XIXsiècle ». Le rapporteur en fut Pierre Vilar, qui avait succédé à Ernest Labrousse, présent lui aussi dans le jury de la thèse.

À cette date, 1969, Maurice Agulhon est déjà l’auteur d’une autre thèse et l’introducteur dans le lexique des historiens d’une notion, celle de « sociabilité », qui demeure attachée à son travail. Après trois années de détachement au CNRS, il est devenu en 1957 assistant de Pierre Guiral à la Faculté des lettres d’Aix-en-Provence. Préoccupé par la question de savoir pourquoi la Provence traditionnelle, urbaine et rurale, s’était facilement transformée en terre d’élection de la démocratie républicaine, il formule l’hypothèse selon laquelle la vivacité de la vie associative provençale a été le creuset de la préférence politique républicaine. Les associations, sociétés, cercles et chambrées du XIXe siècle avaient, à n’en pas douter, des racines anciennes que Maurice Agulhon repéra dans les confréries de pénitents de l’Ancien Régime. Une analyse prosopographique subtile lui permit de montrer qu’au cours du XVIIIe siècle, les mêmes hommes étaient passés des confréries religieuses aux loges maçonniques, ce qui était une première manière de penser les processus de sécularisation et les transferts de sacralité qui ont marqué le temps des Lumières. L’étude fut soutenue comme thèse de troisième cycle à Aix-en-Provence en 1966 et elle fut publiée par un petit éditeur aixois sous le titre La Sociabilité méridionale. Elle attira l’attention d’André Latreille, alors chroniqueur de l’histoire au Monde, et fut republiée deux ans plus tard de manière plus visible comme Pénitents et francs-maçons de l’ancienne Provence. Essai sur la sociabilité méridionale, dans une collection dirigée par François Furet et Denis Richet chez Fayard. Daniel Roche, avec qui j’ai rédigé cet hommage, lui consacra un compte rendu chaleureux dans la Revue historique.

Devenu maître-assistant puis maître de conférences et, après la soutenance de sa thèse de doctorat, professeur, c’est à l’université d’Aix-en-Provence que Maurice Agulhon participa à Mai 68. En tant que responsable de la section du SNESup, il y milita pour une réforme démocratique de l’université et, ajoute-t-il, aussi pour « faire tomber le pouvoir gaulliste ». Cette militance n’alla pas jusqu’à entamer son habitus puisque, comme il l’avoue, « en ces journées pourtant chaudes, je suis toujours venu à la faculté en veston et cravate ». Le pouvoir ne tomba pas, mais la loi Faure démocratisa l’institution universitaire et dès lors Maurice Agulhon fut un défenseur des nouvelles procédures académiques.

Cette première période de sa vie s’achève avec la publication fragmentée de son grand œuvre, qui donne lieu à trois livres publiés en 1970 et 1971 : Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique. Toulon de 1815 à 1851 ; La Vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution et, le plus connu des trois, La République au village. L’ouvrage marquait ce que Maurice Agulhon a appelé son « déménagement historiographique », qui le fit passer de l’histoire labroussienne, celle des prix, des structures et des conjonctures, à l’exploration du mental collectif. Ce n’est pas par hasard que les conclusions de La République au village s’achèvent avec une citation de Michelet et une référence explicite à « l’histoire culturelle ». En 1972, Maurice Agulhon fut élu professeur à l’université de Paris I. Désormais parisien, il devint l’historien de Marianne.

Roger Chartier, novembre 2014.

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Notes

[1]  Maurice Agulhon, « Vu des coulisses », in Pierre Nora (éd.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987.

[2]  « Vu des coulisses », op. cit., p. 47.

[3]  Les Quarante-huitards, Paris, Gallimard, 1976, p. 10.

[4] Dans le volume III (1976).

[5]  « Vu des coulisses », op. cit., p. 41.

[6]  Respectivement en 1989 et 2001.

[7]  Ce qui le conduira à rédiger pour le premier volume des Lieux de mémoire, édité par Pierre Nora en 1985, une belle contribution sur « La mairie ».

[8]  Voir son Coup d’État et République, en 1997, dans lequel il présente le premier état de sa réflexion sur le phénomène gaulliste.

[9]  « Vu des coulisses », op. cit., p. 57.


Références

Imprimée
Chartier R. et Rosanvallon P., « Hommage à Maurice Agulhon (1926-2014) »L’annuaire du Collège de France, Paris, Collège de France, n° 114, 2015, p. 75-79.

Numérique
Chartier R. et Rosanvallon P., « Hommage à Maurice Agulhon (1926-2014) »L’annuaire du Collège de France, Paris, Collège de France, n° 114, 2015, https://doi.org/10.4000/annuaire-cdf.11875.