François Jacob (1920-2013)
Né en juin 1920 à Nancy, François Jacob est le fils unique de Simon Jacob et de Thérèse Franck, tous deux issus de familles juives aux convictions fortes mais étonnamment divergentes. De son père, qui conjugue pratique religieuse et opinions radical-socialistes, François Jacob écrira qu’il alliait « le goût de la tradition à celui de la révolution [1] ».
Sa mère, agnostique voire athée, est politiquement beaucoup plus conservatrice. François grandira dans l’affection et la tendresse de cette femme, morte en juin 1940, « …à temps, écrit-il, pour ne pas connaître l’horreur, […] la fuite devant l’étoile jaune [2] ». Mais « son idéal, son modèle », pour reprendre ses propres mots, François Jacob le trouve à Dijon, auprès de son grand-père maternel, Albert Franck, auquel il voue, dit-il, « une sorte d’adoration [3] ». Premier juif à atteindre le grade de général de corps d’armée, Albert Frank, « le général », comme il l’appelle, lui fit tout à la fois entendre que « le ciel était vide » et comprendre qu’« il y avait une terre à remplir [4] ». Enfant, c’est sur lui qu’il s’appuiera pour se construire « une représentation d’un monde cohérent ». De sa scolarité au lycée Carnot à Paris, il gardera le souvenir d’une école de la République moins soucieuse d’enseigner que de « mater les jeunes, les uniformiser, les couler tous dans le même moule [5] ». Après le baccalauréat, attiré par la chirurgie, il débute des études de médecine, vite interrompues par la guerre.
Le 17 juin 1940, jour de ses vingt ans, François Jacob est sur les routes de l’exode avec trois de ses camarades. C’est là, en chemin vers le sud-ouest de la France, qu’il entend Pétain annoncer l’armistice, armistice qu’il a demandé – ce sont les mots de son communiqué – « dans l’honneur et la dignité… [6] ». Sur-le-champ, François Jacob refuse la soumission. Résolu à se battre, il gagne Saint-Jean-de-Luz et embarque dès le lendemain pour l’Angleterre avec un ami. Là, avec quelques milliers d’hommes, la France Libre se forme, avec pour stratégie d’entrer dans la guerre en s’appuyant sur les colonies africaines. François Jacob demande à être affecté à l’artillerie. On lui impose le service de santé. Le 1er septembre 1940, c’est le départ : Dakar, puis Brazzaville, Libreville, et enfin Fort-Archambault, où François Jacob est affecté au régiment des tirailleurs sénégalais. De là, il est envoyé à Mao, un gros bourg isolé au nord du lac Tchad, pour y exercer comme médecin, une sanction pour avoir refusé une affectation qui l’aurait éloigné des unités combattantes. Il n’est autorisé à rejoindre les troupes qui se dirigent vers la Libye qu’à l’été 1942. Fort-Lamy, puis la traversée du désert pour gagner le Fezzan et la Tripolitaine – « randonnée au bout du monde », pour trois mille hommes, dans « un désert impossible » écrit-il [7]. Enfin, c’est le Sud tunisien. Journées d’incertitude et de cauchemar dans le Ksar Rhilane, journées décisives pour le cours de la guerre… Premiers combats au Djebel Matleb, puis au Djebel Garci, où il est blessé, en mai 1943. En avril 1944, il quitte Casablanca pour l’Angleterre. Le 1er août, il débarque sur les plages de Normandie à Utah Beach. Huit jours plus tard, il est grièvement blessé lors d’une attaque aérienne. Évacué à Cherbourg, puis à l’hôpital du Val de Grâce à Paris, François Jacob y restera six mois, et devra par la suite être de nouveau hospitalisé.
« Glorieux blessé », selon ses propres mots [8], une autre traversée du désert l’attend. Les séquelles de ses blessures ont mis fin à ses espoirs de devenir chirurgien… Que faire ? Finir ses études de médecine « au plus vite », écrit-il [9]. Certes, mais après ?… Flottement, amertume, solitude, doutes sur lui-même et sur l’avenir… Un passage au centre Cabanel créé par l’armée pour y produire des antibiotiques, une thèse de médecine faite en 1947 sur l’un d’eux, la tyrothricine. Le centre ferme, les années passent… Progressivement, François Jacob développe un intérêt pour la recherche en biologie. Il y perçoit comme une « promesse d’effervescence prochaine », « aux confins de la génétique, de la bactériologie et de la chimie [10] ». Il s’adresse aux quelques centres de recherche susceptibles de l’accueillir, mais sans succès. En dernier ressort, il frappe à la porte du directeur de l’Institut Pasteur, le professeur Tréfouël, qui lui fait bon accueil et lui offre une bourse de recherche. Reste à trouver un laboratoire qui veuille bien l’accueillir. Le choix de François Jacob est arrêté, et rien ne l’en détournera : il veut intégrer le laboratoire dirigé par André Lwoff, où travaille déjà Jacques Monod. Les refus successifs d’André Lwoff n’entament nullement sa détermination. François Jacob insiste, André Lwoff finit par l’accepter dans son laboratoire. Il écrira, à propos du recrutement de François Jacob : sa « préparation à la recherche était […] rien moins que classique » mais « l’énergie, la décision, l’esprit de sacrifice et d’entreprise, le refus de la défaite et la ténacité dans la lutte sont parmi les qualités primordiales du chercheur [11] ». Le soudain revirement d’André Lwoff s’explique par la découverte qu’il vient de faire. Après des années d’efforts, il a réussi à induire un prophage chez des bactéries lysogènes. Un champ de recherche s’ouvre, et… un nouveau thésard est bienvenu ! Une formation scientifique par le grand cours de l’Institut Pasteur et deux certificats de sciences plus tard, François Jacob est enfin à pied d’œuvre. Nous sommes en octobre 1950. Quinze ans plus tard il ouvrira sa conférence Nobel par ces mots : « J’ai eu la fortune d’arriver au bon endroit et au bon moment. Au bon endroit parce que là, dans les combles de l’Institut Pasteur, surgissait une discipline nouvelle dans une atmosphère faite d’enthousiasme, de critique lucide, de non-conformisme, et d’amitié. Au bon moment, parce qu’alors la biologie, en pleine effervescence, changeait ses modes de pensée, découvrait dans les micro-organismes un matériel neuf et simple, se rapprochait de la physique et de la chimie. Rare instant où l’ignorance peut devenir vertu. » André Lwoff a fait siennes les théories darwinienne et mendélienne, contrairement à bon nombre de biologistes français, davantage enclins à l’hétérodoxie. Quant à la microbiologie, elle n’a toujours pas trouvé droit de cité dans l’enseignement universitaire au pays de Pasteur. François Jacob débute par une étude rigoureuse et systématique des bactéries lysogènes. Il s’attache d’une part à la définition des conditions de l’induction de la production des virus, les bactériophages, qu’elles abritent sous forme de provirus, les prophages, et, d’autre part, à la compréhension de la nature et des propriétés de ces derniers, et à celle des bases de l’immunité que leur présence confère aux bactéries. Il clarifie ainsi le phénomène de lysogénie, dont le caractère capricieux a même fait un moment douter de l’existence. Il le transforme en un sujet d’étude de portée beaucoup plus large (la nature des relations entre les bactéries et leurs virus), et tente de généraliser ses conclusions aux virus des organismes complexes, plantes et animaux. Sa vision unitaire du vivant, qui guidera toute sa réflexion, est déjà manifeste dans la monographie intitulée Les bactéries lysogènes et la notion de provirus, compilation de ses travaux de thèse, publiée en 1954. Dans la préface de cet ouvrage, André Lwoff souligne son « exceptionnel tempérament de chercheur » ; « En quinze jours, on a su que l’on avait recruté quelqu’un de très bien » dit son collègue Georges Cohen. « Bon copain » ajoute-t-il, « il aimait les relations sans heurt ». Curieux des travaux menés par les chercheurs autour de lui, en particulier par Jacques Monod, il noue rapidement des collaborations avec plusieurs collègues.