Toutes les deux semaines, un sujet d'actualité scientifique éclairé par une chercheuse ou un chercheur du Collège de France.
Comment continuer d’écrire lorsque l’on a constaté l’échec de la littérature ? Entre 1825 et 1945, à un moment où l’importance de l’être humain comme sujet pensant est remise en cause, les œuvres poétiques de Leopardi, Baudelaire, Valéry et Montale interrogent l’acte d’écriture jusqu’à constituer de véritables philosophies de l’homme.
Rencontre avec Silvia Giudice*, doctorante en littérature comparée au Collège de France.
Au XIXe siècle, la culture européenne est marquée par deux bouleversements philosophiques qui modifient la représentation que l’être humain se fait de lui-même. Dès 1882, Friedrich Nietzsche évoque la « mort de Dieu », traduisant la perte de foi dans les valeurs chrétiennes et traditionnelles face à la montée de la science et du rationalisme. Avec ce changement de paradigme, l’être humain perd sa place en tant que source de toute connaissance et de toute création pour devenir objet de cette pensée scientifique. La chercheuse en littérature comparée Silvia Giudice explique « Ce que Michel Foucault a appelé la “mort de l’homme” s’amorce avec la révolution industrielle et le développement des sciences humaines. Elle questionne la spécificité humaine, désormais vue comme une construction sociale, biologique ou les deux. » Ces concepts redéfinissent l’identité et la place de l’humain dans un monde en quête de sens.
Cette modification du statut de l’homme touche toutes les parties de la société, y compris la création intellectuelle et artistique, car le mouvement interroge le langage même. Le langage est imparfait, car il ne permet pas de rendre fidèlement compte de ce qu’un individu peut vivre, faire, sentir et comprendre. Dès lors, vouloir créer une œuvre authentiquement humaine est impossible. La nouvelle perception de l’être humain non seulement comme sujet pensant, mais aussi comme objet de cette pensée, remet en discussion le rôle de l’auteur et de la littérature dans la société. L’imperfection du langage, seul instrument de l’écrivain, implique qu’il est impossible d’accéder au sens des choses. À cette époque, de nombreux auteurs constatent alors l’échec de la littérature et l’impossibilité de continuer à écrire.
La poésie comme philosophie
En revanche, pour d’autres, écrire devient la condition d’une réflexion sur la possibilité même de créer. Parmi eux, les poètes Giacomo Leopardi, Charles Baudelaire, Paul Valéry et Eugenio Montale explorent l’idée de l’insuffisance de l’homme dans leurs œuvres. Leur poésie se révèle être à la fois une méditation sur l’existence humaine et un lieu d’interrogation sur le destin du sujet. Silvia Giudice nuance : « En dépit de leurs différences, ces quatre poètes possèdent une conception pessimiste de l’être humain qui les rapproche ». Leurs œuvres mettent en effet en cause la capacité de ce dernier à agir sur le monde par l’acte de création. Ces auteurs perçoivent les capacités expressives, cognitives, émotionnelles et sensibles de l’être humain, et donc du poète, comme lacunaires. Pourtant, la chercheuse nuance en rappelant qu’« ils élaborent une poésie d’une forme très classique qui semble dire leur confiance dans le langage ». L’écart entre ces deux aspects interroge.
Les visions de ces quatre poètes sont à la fois marquées par leur propre époque et par un questionnement existentiel universel. Leopardi, pionnier de la mélancolie philosophique, interroge la place de l’homme dans un univers indifférent, tandis que Baudelaire explore l’épreuve de l’ennui et la désintégration du moi dans une société en mutation. Valéry et Montale, qui se situent au XXe siècle, intensifient cette réflexion sur la finitude, présentant un sujet encore plus effacé, pris dans une quête du sens en écho aux interrogations philosophiques modernes sur l’effacement de l’homme. Pour la chercheuse, leurs différents textes révèlent comment la « mort de l’homme » traverse la poésie européenne : « Bien qu’il existe des nuances singulières chez chaque auteur, cette diversité d’approches souligne l’universalité et la profondeur du thème, enrichie par chaque poète selon son style et son époque. » Pour chacun de ces écrivains, la poésie dépasse la simple recherche esthétique ; elle devient une véritable démarche philosophique.
La beauté de la poésie
Les recherches de Silvia Giudice mettent en lumière les motifs philosophiques communs d’une poésie qui se fait philosophie, et une beauté du chant qui, paradoxalement, résiste à la dissolution du moi. La poésie de ces auteurs interroge le sens de l’existence humaine face à la finitude et à l’absence de transcendance au point de transformer leurs vers en un champ d’exploration. Elle précise : « Ces poètes chantent la misère de l’homme, non pas pour s’en consoler, mais pour en assumer la condition. Dans l’œuvre de ces auteurs, la poésie devient un lieu d’investigation existentielle où l’homme se confronte à sa propre disparition. » L’absurdité de la condition humaine ne trouve pas de réponse, mais le questionnement même devient une forme de sagesse.
Ces poètes créent une œuvre qui témoigne paradoxalement de la persistance humaine. En dépit de leurs visions sombres, ils font de leur poésie un acte de survie esthétique. Silvia Giudice précise que pour Leopardi cette beauté réside dans la profondeur mélancolique d’une contemplation de l’infini, quand Baudelaire transforme son mal-être en un art qui sublime la laideur. C’est évidemment différent pour Valéry qui voit dans le langage poétique la possibilité de prolonger l’existence au-delà de la simple biographie, tandis que Montale compose des vers qui capturent l’éphémère. Par leur écriture, la beauté du chant poétique devient un acte de résistance. Si ces auteurs célèbrent la paralysie et l’incapacité du moi et l’effacement du sujet, leur écriture elle-même affirme un désir d’existence. Pour la chercheuse, on touche à la raison d’être de la poésie : « Il y a chez ces poètes une utilisation de l’ironie comme forme de prise de distance du monde, pour transformer la perception sensible en connaissance, si impuissante, et si partielle soit-elle. Nous remarquons chez eux une volonté de continuer à se mettre à l’épreuve, à fabriquer un chant poétique, puisque finalement, bien que le langage soit imparfait, c’est tout ce que nous avons. » Le langage poétique devient, en dernière instance, l’expression d’un sujet qui, bien que voué au silence et à l’oubli, persiste par la beauté de son art.
*Silvia Giudice est assistante de recherche sur la chaire Littérature comparée du Pr William Marx.