À l’écoute des glaciers
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Glaciologue à l’Institut des géosciences de l’environnement (IGE) de Grenoble, Fanny Brun est spécialiste du bilan de masse des glaciers. En plus de son travail sur le terrain, elle a développé des outils d’analyse de données satellitaires qui ont permis d’établir des cartes 3D des glaciers du monde entier. En 2024, le prix du Collège de France pour les jeunes chercheuses et les jeunes chercheurs lui a été attribué pour l’excellence de son début de carrière et ses contributions scientifiques remarquables.
Au cœur des montagnes de notre planète, les glaciers sont de véritables châteaux d’eau. Pourtant, l’eau stockée qu’ils contiennent ne représente que 1 % de toute la glace présente sur terre, le reste étant distribué entre les calottes polaires du Groenland et de l’Antarctique. Les glaciers n’en sont pas moins importants pour l’hydrologie de certaines régions, et sont très impactés par le réchauffement climatique, dont ils sont autant des témoins que des victimes. Fanny Brun, glaciologue à l’Institut des géosciences de l’environnement (IGE) de Grenoble, s’est prise d’une passion pour ces colosses gelés depuis qu’elle a fait leur rencontre, étant jeune, lors de randonnées et de sorties d’alpinisme avec ses parents. Depuis, elle a œuvré à mettre les glaciers au cœur de son travail, un moyen pour elle d’allier l’effort intellectuel de la recherche scientifique à son plaisir du grand air, et en particulier de la montagne.
Établir le carnet de santé des glaciers
Lorsqu’elle commence sa thèse en 2015, Fanny Brun s’intéresse au bilan de masse des glaciers, véritable carnet de santé qui permet de suivre leur changement de volume ou de masse d’une année à l’autre. « Pour calculer ce bilan, on fait la différence entre la masse de neige gagnée, ou accumulation, et la masse de glace perdue, ou ablation, du glacier », explique Fanny Brun. Pour ce faire, la méthode classique est une approche de terrain qui consiste à se rendre directement sur le site d’un glacier afin de mesurer ses pertes de glace dans sa partie basse et ses gains de neige dans sa partie haute, en plantant des jalons dans la glace qui livrent des valeurs d’accumulation et d’ablation. « C’est une méthode très précise, avec une résolution annuelle, voire saisonnière, des bilans de masse, ce qui est très important pour comprendre l’interaction des glaciers avec le climat », souligne la glaciologue. Seul problème, c’est un procédé très chronophage qui implique de déplacer des équipes de scientifiques en altitude, pendant des semaines, et donc très coûteux. De plus, il ne peut être appliqué que localement, à un nombre restreint de glaciers.
Une autre méthode consiste à mesurer directement le changement de volume complet du glacier en utilisant des modèles numériques de terrain. Ces derniers, des cartes tridimensionnelles des glaciers, sont générés à partir de données satellitaires ou obtenues à partir de drones. « L’avantage des images satellitaires, c’est que l’on peut observer chaque recoin de la terre, à tout moment », remarque Fanny Brun. Or, pendant son doctorat, elle remarque une certaine lacune dans son domaine ; il existe très peu de bilans de masse des glaciers à l’échelle des grandes régions et de la planète entière. Si les mesures effectuées sur le terrain abondent, notamment pour les glaciers d’Europe et d’Amérique du Nord, les estimations de changements de masse régionaux réalisées par observation satellite sont, à cette époque, assez grossières et ne permettent pas d’étudier les glaciers au cas par cas. Avec ses collègues, Fanny Brun développe alors un moyen de traiter automatiquement de larges quantités d’archives satellites. « Nous avons en particulier utilisé des couples d’images dites "stéréoscopiques" prises par le satellite ASTER, en orbite depuis l’an 2000 et toujours actif à ce jour, et grâce auxquelles nous avons pu générer des séries temporelles de cartes en 3D », explique la glaciologue. En comparant ces cartes, les scientifiques peuvent alors calculer les changements de volume, et ce pour n’importe quel glacier de la surface de la Terre, tant à l’échelle individuelle que régionale.
Une question de débris
Fanny Brun commence par appliquer cette approche aux hautes montagnes d’Asie et produit avec ses collègues la première cartographie de l’ensemble des changements de masse des glaciers de cette région du monde, de 2000 à 2016. Ce travail l’amène progressivement à se pencher sur une autre question, qui fait grand débat dans le monde de la glaciologie. Certains glaciers sont couverts en partie de débris, le plus souvent des rochers, mais quel est l’impact de cette « couverture détritique » sur le bilan de masse des glaciers ? « On veut savoir si les débris rocheux protègent la glace ou, au contraire, accélèrent sa fonte, précise la chercheuse. Or, si le débat perdure, c’est parce qu’il y a des arguments en faveur des deux réponses. » D’une part, des débris peu épais ont tendance à accélérer la fonte par leur effet d’albédo ; comme les éléments rocheux sont plus sombres que la neige et la glace, ils absorbent davantage d’énergie provenant du rayonnement solaire et donc en transmettent aussi plus au glacier. D’autre part, quand les débris ont une épaisseur supérieure à quelques centimètres (certains peuvent atteindre 1 voire 2 mètres d’épaisseur), ils deviennent isolants et jouent un rôle protecteur en découplant la glace et l’atmosphère.
« C’est compliqué de répondre à cette question quand on fait un bilan de masse géodésique à partir de données satellitaires, car celles-ci ne permettent pas de quantifier l’ablation et l’accumulation séparément », note Fanny Brun. La chercheuse et ses collègues travaillent alors à l’échelle de toute l’Asie, et comparent les glaciers dans différentes catégories, en étudiant notamment les éléments prédicteurs de leur bilan de masse, comme leur altitude, leur région et leur couverture détritique. « On s’est rendu compte que la présence ou non d’une couverture détritique n’a pas une influence homogène sur un glacier. En effet, si les débris réduisent la fonte des glaciers, ils leur permettent aussi de se répandre à des altitudes plus basses que les glaciers blancs (sans débris), donc vers des environnements plus chauds, où ils redeviennent finalement plus sensibles aux changements climatiques. »
De l’espace au terrain
Plus encore que d’avoir donné un nouveau souffle à l’approche satellitaire de l’étude des glaciers, Fanny Brun passe aussi une bonne partie de son temps de travail sur le terrain. Ses voyages l’ont emmenée sur les toits du monde, jusqu’à 6 400 mètres d’altitude dans les montagnes népalaises – des expéditions qui demandent une certaine préparation. « Les missions commencent par un trek d’approche, car on ne peut accéder aux glaciers qu’à pied, et cette phase de marche permet de s’acclimater aux conditions de hautes montagnes, raconte-t-elle. Ensuite, c’est une affaire de logistique ; on place les instruments au bon endroit, on prépare les jalons de bois en taillant du bambou, etc. ». Les équipes posent leurs tentes en marge du glacier avant de monter chaque jour effectuer leurs mesures, puis ils lèvent le camp vers le glacier suivant.
« C’est une aventure aussi scientifique qu’humaine, à chaque fois dans des environnements époustouflants et dans une atmosphère bienveillante, poursuit Fanny Brun. Partir pendant de longues semaines d’expédition, cela permet d’apprendre à mieux connaître ses collègues, c’est très enrichissant, du moment qu’on peut gérer l’absence d’intimité pour quelque temps. » L’aventure n’est cependant pas sans risque. En effet, les expéditions peuvent être rudes, car les scientifiques évoluent dans des environnements assez froids et peu confortables, à des altitudes qui demandent une certaine forme physique. « Chacun s’acclimate différemment, et c’est important que nous soyons tous à l’écoute de nos propres symptômes comme de ceux des autres », souligne la glaciologue.
Des témoins du réchauffement climatique
Par son travail, Fanny Brun est aux premières loges de l’impact du réchauffement climatique sur les glaciers. Ses travaux ont contribué à montrer qu’ils subissent une perte globale de masse, avec une accélération drastique ces vingt dernières années. À l’échelle du monde, les glaciers se sont amincis de 4 mètres entre 2000 et 2010, puis de 6 mètres entre 2010 et 2020, soit une augmentation du taux d’amincissement de 50 % d’une décennie à l’autre. Pour certaines régions peu englacées, comme les Alpes, une perte de 30 % du volume des glaciers a été observée ces trente dernières années. « Ces valeurs nous font prendre conscience que les pertes de masse vont continuer, même si le climat venait à se stabiliser sous l’objectif des Accords de Paris, qui visent à limiter le réchauffement à 1,5°C », déplore Fanny Brun.
Or, en fondant, les glaciers augmentent le niveau des mers ; ils sont d’ailleurs les premiers contributeurs de ce phénomène, si l’on exclut le processus d’expansion thermique selon lequel, plus la température de l’eau augmente, plus l’eau déjà présente dans les eaux de mer prend de place. En effet, les travaux de Fanny Brun ont permis de montrer que, entre 2003 et 2018, la fonte des glaciers a engendré une hausse du niveau des mers d’environ 0,75 millimètre par an, soit respectivement 0,20 et 0,42 millimètre par an de plus que ce qu’engendre la fonte des calottes du Groenland et de l’Antarctique. Pourtant, les glaciers stockent assez peu d’eau – environ 40 centimètres équivalents en eau contre 7 mètres pour le Groenland et plusieurs dizaines de mètres pour l’Antarctique. « Quel que soit le scénario climatique, les glaciers constituent un réservoir très réactif ; ils réagissent vite au réchauffement », explique la chercheuse, qui invoque en exemple les personnes qui ont connu le glacier de Chamonix dans les années 1990, quand il descendait bien plus bas dans la vallée. « Ce sont des éléments particulièrement tangibles et visibles du dérèglement climatique. Ils permettent de se rendre compte d’une conséquence terrible de la crise que nous vivons : la génération qui nous précède a vu des paysages qui ont disparu pour toujours, et nous voyons aujourd’hui des paysages que la génération suivante ne verra jamais… »
Un début de carrière remarquable
Forte de cette sensibilité climatique inhérente à son sujet d’étude, Fanny Brun veut aller plus loin. Son laboratoire fait déjà parti d’un collectif qui s’est engagé depuis 2019 à réduire ses émissions de gaz à effet de serre pour s’aligner avec l’objectif de limiter à 1,5°C la hausse des températures due au réchauffement. « C’est une démarche cruciale, par laquelle on s’interroge sur le sens de notre métier et l’adéquation qu’il peut avoir avec le respect de cette trajectoire climatique », estime-t-elle. Cette implication se retrouve dans l’étendue de son travail : auteure à ce jour de plus de quarante publications, elle est aussi éditrice scientifique pour le Journal of Glaciology, et consacre une grande partie de son temps à former de jeunes chercheurs, stagiaires comme doctorants. Elle est également très active dans la communauté internationale, l’Association internationale des sciences cryosphériques l’ayant désignée pour coprésider le groupe de travail Regional Assessments of Glacier Mass Change depuis 2019.
En 2024, Fanny Brun est lauréate du prix du Collège de France pour les jeunes chercheuses et les jeunes chercheurs, qui a cette année pour thème « l’eau sur notre planète ». Cette distinction récompense l’excellence de son parcours, l’innovation dont elle a fait preuve tout au long de ses recherches, et sa poursuite de solutions pluridisciplinaires à des problèmes qui s’inscrivent dans une thématique très actuelle. Pour marquer ce début de carrière brillant et prometteur, qui a déjà laissé sa trace en glaciologie, Fanny Brun est invitée au Collège de France, le 12 décembre 2024 à 18 heures, où elle parlera en public avec la journaliste Natacha Triou de son expérience et de sa passion.
Article de William Rowe-Pirra