Face aux changements climatiques, des chercheurs aux spécialités variées tentent de comprendre et d’anticiper l’évolution des pratiques agricoles. Réunis au sein du projet MATS, acronyme de « Modeling Agricultural TransitionS » – modéliser les transitions agricoles, ils adoptent des approches novatrices.
En ce matin de mai, ils se pressent à l’entrée du Collège de France. Une dizaine de chercheurs ont rendez-vous pour un séminaire du projet MATS, acronyme de « Modeling Agricultural TransitionS », « modéliser les transitions agricoles » en français. Venus d’universités situées en France, en Suisse, aux Pays-Bas ou encore aux États-Unis, ces scientifiques évoluent dans différentes disciplines. On trouve des chercheurs en finance, en mathématiques, en économétrie, en économie de l’agriculture ou de l’environnement, des spécialistes du secteur agroalimentaire… Mais tous travaillent ici autour d’une même problématique : l’évolution des pratiques agricoles dans un contexte de changement climatique. Le projet est porté par le mathématicien Pierre-Louis Lions, professeur du Collège de France et titulaire de la chaire Équations aux dérivées partielles et applications ;Delphine Lautier, professeure de finance à l’université Paris Dauphine – PSL, et Bertrand Villeneuve, professeur de sciences économiques de cette même université. Débutés en 2023, les travaux seront soutenus durant trois ans par l’initiative Avenir Commun Durable.
La nécessaire évolution des pratiques agricoles
Le point de départ du projet est un constat simple, bien que préoccupant : la population mondiale devrait atteindre 9,7 milliards de personnes en 2050. Pour accompagner cette évolution, la production alimentaire devra alors augmenter de 70 %... Le secteur agricole joue également un rôle central dans la transition écologique, de par les émissions de gaz à effet de serre qu’il génère, de par son impact sur les ressources hydriques, l’usage des terres. Dans le même temps, le changement climatique a de plus en plus d’impact sur l'agriculture et la vie des agriculteurs eux-mêmes. Pour toutes ces raisons, les pratiques agricoles doivent évoluer.
Un système complexe à étudier
L’équipe du projet MATS va donc tenter de comprendre et d’anticiper cette nécessaire évolution, mais la tâche n’est pas aisée. Les chercheurs doivent d’abord identifier les nombreux acteurs de cette sphère, ainsi que les intérêts de chacun. On peut citer, entre autres, les agriculteurs, les consommateurs, les résidents, les autorités politiques ou encore les autorités de régulation... Le champ d’études de cette recherche s’étend bien au-delà de la seule production agricole : il inclut les autres marchés qui lui sont directement liés, comme celui de l’eau, de l’énergie ou de la protection financière (assurance ou fonds de garantie). Il s’agira alors de comprendre les interactions entre ces acteurs, qu’elles soient stratégiques ou subies, en en modélisant certains aspects. Ces modèles devraient aussi permettre de prédire l’effet de certaines mesures de régulation, en réalisant des simulations qui intègrent des variables climatiques, par exemple.
« Pour le moment, nous tentons de saisir quelques aspects méconnus du fonctionnement du secteur agricole », explique Julien Ling, docteur en finance. Dans le cadre d’un postdoctorat au Collège de France, il travaille depuis 2023 aux côtés de Delphine Lautier sur le projet MATS. « Et il y a encore beaucoup de choses à comprendre, poursuit-il. Pour ce faire, nous utilisons des outils très avancés et interagissons entre groupes de chercheurs. Les séminaires permettent de partager les avancées de nos travaux et peuvent aboutir à l’intégration de nouvelles personnes à un groupe, si quelqu’un souhaite participer à un projet en particulier... »
Une multitude de thématiques
Le projet MATS est l’occasion d’aborder de multiples thématiques. Chaque chercheur ou groupe de chercheurs apporte sa pierre à l’édifice, proposant un point de vue particulier sur la question des pratiques agricoles. Parmi les scientifiques participant au séminaire, on compte par exemple Michel Robe, professeur de finance à l’université de Richmond (Virginie, États-Unis). Il présente ses travaux sur l’impact des premiers stades de la pandémie de Covid-19 sur la liquidité des marchés agricoles américains.
Le mathématicien Jean-Michel Lasry, professeur à l’université Paris Dauphine – PSL, est lui aussi présent. Il a développé la théorie des « jeux à champ moyen » avec Pierre-Louis Lions, lauréat de la médaille Fields. « Grâce à cette théorie, Jean-Michel Lasry tente de modéliser les interactions entre un très grand nombre d’agents, précise Julien Ling. Il a eu l’occasion de l’appliquer sur de nombreuses problématiques et s’en sert aujourd’hui pour étudier la gestion des nappes phréatiques : il essaie de prendre en compte toutes les personnes ou groupes qui y pompent de l’eau. Il essaiera ensuite de déterminer la manière optimale de gérer ces nappes. »
Le groupe composé de Bertrand Villeneuve (université Paris Dauphine – PSL), Céline Grislain-Letrémy (Banque de France) et Marc Yeterian (université Paris Dauphine – PSL) travaille, quant à lui, sur l'assurance des terres agricoles en France. L'assurance-récolte, subventionnée par le gouvernement, permet aux agriculteurs de se protéger contre la perte de leurs récoltes due à des catastrophes naturelles (telles que la grêle, la sécheresse, les inondations…), ou contre la perte de revenus due à la baisse des prix des matières premières agricoles. Dans un contexte de changement climatique, les chercheurs expliquent que ce type d’assurance est vraiment bénéfique. Mais les agriculteurs français y ont très peu recours... Les démarches administratives à effectuer pour en bénéficier seraient peut-être un frein. L’équipe de scientifiques indique qu’une meilleure information des agriculteurs sur cette assurance pourrait permettre de la populariser.
Des risques systémiques
Le groupe de chercheurs en finance, composé de Delphine Lautier, Julien Ling et Frank Raynaud (université de Genève), est aussi venu présenter les avancées de ses recherches. Les trois scientifiques étudient les risques systémiques sur les marchés des matières premières agricoles. Ils analysent la propagation des chocs entre différents marchés : celui des produits agricoles, du bétail, de l’énergie, des métaux… Ils mènent ce travail dans un contexte de transition des marchés agricoles, due aux changements climatiques ainsi qu’à la financiarisation des marchés de matières premières. La financiarisation est le passage d’une économie fondée sur un financement par les banques traditionnelles à une économie fondée sur les marchés financiers. « En effet, il y a eu un afflux d'investisseurs financiers qui voulaient diversifier leurs portefeuilles avec des produits qui sont des matières premières. Les marchés qu'on appelle "physiques" – c'est-à-dire les marchés de matières premières qu'on peut acheter ou vendre – et les marchés financiers sont donc davantage en interaction aujourd’hui, explique Julien Ling. Nous nous concentrons actuellement sur le marché nord-américain, un des plus gros marchés mondiaux. Nous avons beaucoup travaillé sur les prix des produits dérivés », précise-t-il.
Les chercheurs ont obtenu de premiers résultats : « Nous avons compris que les marchés énergétiques sont au centre du système : c’est l’énergie qui influence les autres secteurs, tels que le maïs, le soja, le blé, le cacao, le café, etc. Les marchés énergétiques sont toujours les plus importants en matière de variation de prix, parce qu’ils sont au centre de l’économie. »
Tournés vers l’avenir
Julien Ling explique qu’une fois après avoir appréhendé le fonctionnement de ces systèmes, son équipe essaiera d'intégrer des données météorologiques à l’analyse. Le but : comprendre les interactions entre les marchés des matières premières agricoles, les marchés financiers et les variations climatiques. « En intégrant l’influence du changement climatique dans ces modèles, on pourra peut-être faire des prévisions de ce qu'il adviendra de ces marchés dans le futur. Nous pourrons tester plusieurs scénarios possibles... »
Forts de ces connaissances, les chercheurs pourraient alors proposer des outils de couverture financière adaptés aux changements météorologiques. « Notamment avec la création de nouveaux produits dérivés "climat", développe le chercheur. Dans les années 2000, on a par exemple observé le développement de produits dérivés portant sur les variations de température, afin de se couvrir contre les pertes financières qu’elles provoquent. » Les scientifiques du projet MATS pourraient aussi participer aux débats règlementaires et politiques, « l’objectif étant d'atteindre des solutions financières plus appropriées au changement climatique », conclut le docteur en finance.
Article de Salomé Tissolong