La recherche de connaissances est une fin en soi
Mathématicienne, spécialiste des systèmes dynamiques chaotiques, Nalini Anantharaman s’intéresse à l’influence de la géométrie des objets sur la propagation des ondes. En 2012, elle est lauréate du prix Henri-Poincaré et, depuis 2019, elle est membre élue de l’Académie des sciences. Elle devient titulaire de la chaire Géométrie spectrale du Collège de France en 2022.
Quand avez-vous pris conscience que vous souhaitiez dédier votre vie aux mathématiques ?
Nalini Anantharaman : Comme j’ai grandi dans une famille de mathématiciens, j'ai baigné très tôt dans un milieu chargé d'une culture mathématique. J’avais des ouvrages à portée de main, et conscience que la recherche était active dans ce domaine, alors que l'opinion publique a tendance à penser que cette discipline s'est figée quelque part entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Tout au long de mon cursus, j'ai toujours préféré les matières scientifiques, comme la physique ou la biologie, mais sans distinction particulière à ce moment-là. Ensuite, durant mes études universitaires, j'ai commencé par étudier à la fois la physique et les mathématiques. Lors d'un stage expérimental, je me suis rendu compte que le raisonnement abstrait, par son activité intellectuelle intense et soutenue, m'intéressait davantage. La recherche expérimentale, souvent, demande de passer du temps à résoudre des problèmes plus pratiques que conceptuels, et par moments l'activité intellectuelle peut être moins intense lorsqu'il s'agit de régler des paramètres expérimentaux.
Quels obstacles un aspirant mathématicien peut-il rencontrer sur son chemin?
La plupart des obstacles que j'ai rencontrés trouvaient leur origine en moi-même. Il peut s'agir de difficultés personnelles à surmonter et de défis intellectuels particulièrement complexes à relever. Ayant eu la chance de grandir avec un accès aux informations concernant les différentes filières scientifiques, je savais comment m'orienter dans les études. Je suis passée par le milieu des classes préparatoires, où le choc est assez rude au départ, puisque la quantité de travail à fournir est très importante par rapport au lycée, ce qui, pour moi comme pour beaucoup, a été la source de difficultés dans les premiers mois. Mais j'ai toujours raisonné en me disant qu'il n'incombait qu’à moi-même de trouver les ressources nécessaires pour surmonter ces problèmes. En somme, je n'ai jamais senti que les obstacles venaient de l'extérieur.
Vous avez réalisé votre thèse sur la théorie des systèmes dynamiques chaotiques. Comment se caractérisent ces systèmes ?
À la fin du XIXe siècle, le mathématicien français Henri Poincaré a essayé de montrer que le système solaire avait un comportement régulier, quasiment périodique, cependant il a commis une erreur. En prenant conscience de cette dernière, il a vu, au contraire, que le système solaire est imprévisible dans certaines conditions. C'est à partir de ce constat que se développe la théorie des systèmes dynamiques chaotiques, tout au long du XXe siècle. Dans cette appellation, le mot « chaotique » est pratique, car il est assez parlant, mais d'un autre côté, il n'est pas très bien défini mathématiquement. On peut faire ressortir trois éléments caractéristiques. Dans un premier temps, ce qui définit un système dynamique chaotique, c'est une très grande sensibilité aux conditions initiales. Si l’on s’intéresse au mouvement d'un point, ou d'une planète, et que l’on fait une très petite erreur, même infinitésimale, celle-ci va s'accroître à vitesse exponentielle dans le temps. Par conséquent, sur une échelle de temps assez longue, nous aurons complètement perdu la capacité de prédire le comportement de ce point. Dans un système chaotique, cela n'a pas de sens d'étudier seulement le mouvement d'un point, alors on travaille plutôt avec des nuages de points. Dans un second temps, si l’on considère deux points très proches, leurs destins vont très vite devenir indépendants. Savoir ce qu'est devenu l'un des deux points ne donne aucune information sur le destin de l'autre. Autrement dit, leurs trajectoires sont décorrélées. Le troisième aspect, c’est que même des modèles physiques décrits par des équations déterministes [1] ont des évolutions qui paraissent aléatoires. Par exemple, le système solaire est décrit par les lois de gravitation de Newton, c’est-à-dire des équations différentielles de degré deux. Elles sont déterministes dans la mesure où, si l’on possède la position et la vitesse de toutes les planètes, il est en principe possible de calculer toutes les trajectoires. Toutefois, en réalité, sur des échelles de temps extrêmement longues, le mouvement peut paraître aléatoire. Cette théorie est née de l'étude de la mécanique céleste, et a priori elle ne s'applique pas pour la propagation des ondes. J'ai donc dû faire le travail d'adapter certaines idées pour décrire le désordre qui peut apparaître dans la propagation des ondes.
Comment votre attention s’est-elle portée sur ce lien entre théorie du chaos et mécanique ondulatoire ?
Le lien entre théorie du chaos et mécanique ondulatoire m'est apparu de manière presque miraculeuse. Jeune chercheuse, j'ai participé à une conférence, et je me suis retrouvée, lors du dîner, face à un chercheur que je ne connaissais pas du tout, Leonid Polterovich. Il m'a demandé, par politesse, l’objet de mes recherches, alors j'ai parlé de mes travaux sur l'équation de Hamilton-Jacobi, qui décrit de manière géométrique comment se propagent les fronts d'onde. Il m’a fait remarquer qu'il serait intéressant de se pencher sur les applications de ces notions au domaine du chaos quantique, et en particulier pour essayer de résoudre une conjecture célèbre : l'unique ergodicité quantique. Ce commentaire m'a trotté en tête, si bien que j'ai commencé à me renseigner, par la lecture, mais aussi en posant des questions à des chercheurs que je ne connaissais pas. On utilise ici le mot quantique qui est à la mode, mais ce qui m'intéresse plus généralement, c'est la propagation des ondes et, dans la nature, il en existe une grande variété, qu’elles soient sismiques, électromagnétiques, acoustiques... En mécanique quantique, il y a cette notion de dualité onde-particule, l'idée selon laquelle tout objet a deux natures ; pouvant à la fois être une onde et une particule. C'est le cas pour les électrons, par exemple, qu'il peut être plus intéressant de concevoir tantôt comme l’une, tantôt comme l’autre. La physique se traduit toujours au final en termes mathématiques : tous ces types d’ondes sont décrits par des équations qui sont très similaires. J'en suis donc venue à m'intéresser d’un point de vue abstrait à la manière dont la géométrie influe sur le comportement des ondes. Quand une onde se propage dans une pièce, la manière dont elle rebondit sur les murs dépend complètement de leur forme – s'ils sont plats, incurvés, forment des coins… J'aime donner des exemples concrets, mais en réalité, ma recherche au quotidien est fondamentale ; j'étudie ce genre de question d'un point de vue purement mathématique en établissant des théorèmes.
On parle de géométrie spectrale pour désigner ces interactions. Que signifie le mot « spectre » en mathématiques et comment s’est établi le lien entre la géométrie d’un objet et les ondes qu’il émet ?
En physique, depuis les travaux de Newton, on sait que la lumière blanche est en fait composée d’une superposition de couleurs. Le spectre visible de couleurs s’étend du violet au rouge, en passant par le bleu, le vert, le jaune... Petit à petit, au XIXe siècle, les physiciens ont remarqué des discontinuités dans la lumière émise par le Soleil : son spectre contient des raies sombres, dites de Fraunhofer. En chauffant des éléments chimiques, les scientifiques ont aussi vu apparaître des spectres discontinus dans lesquels seules certaines couleurs étaient présentes. Ces constats étaient étonnants, car on se représentait le monde comme continu. Il s'agissait alors de comprendre pourquoi ces discontinuités se manifestaient. Dans les années 1920, les fondateurs de la mécanique quantique, Heisenberg et Schrödinger, ont compris quelque chose de très important : pour calculer les fréquences manquantes qui apparaissent dans les spectres observés, il faut calculer des nombres qui correspondent à une notion déjà connue depuis soixante-dix ans dans le milieu des mathématiques : les valeurs propres de matrices. C'était un moment miraculeux, et à partir de là, on s'est mis à désigner sous le nom de théorie spectrale la notion de calcul des valeurs propres. Cette époque est cruciale, car, d'une part, les mathématiques se sont enrichies des questions apportées par la physique et, d'autre part, la mécanique quantique est devenue extrêmement mathématique. Cela l'a aussi rendue plus difficile à comprendre pour les non-initiés, la théorie spectrale faisant appel à des notions assez abstraites, comme les espaces de dimensions infinies. En étudiant la géométrie d’un objet, on peut essayer de déterminer si l'on va obtenir un spectre continu ou discontinu (dit « discret » en mathématiques). L'atome d'hydrogène, par exemple, possède les deux types de spectres, mais celui qu'on observe est le spectre discret. C'est le cas pour la plupart des objets physiques...
En tant que mathématicienne pure, êtes-vous motivée par les potentielles applications de vos travaux, ou la poursuite de la connaissance fondamentale est-elle une fin en soi ?
Je n'ai jamais vraiment travaillé avec l'objectif de trouver des applications ou de répondre à des questions concrètes posées par des expérimentateurs. Je dirais que ma motivation principale, c'est la connaissance en soi. Cela dit, l’existence d’un lien avec le monde réel, même s'il est très lointain, est importante pour moi. Je pense que j'aurais du mal à travailler sur des sujets totalement déconnectés de questionnements qui prennent leur racine dans le monde réel. Cette approche très fondamentale s’accompagne d’une grande liberté et d’une activité intellectuelle intense, mais peut parfois être frustrante. En particulier, lorsque j’essaye d’expliquer la nature de mes travaux à un interlocuteur profane des mathématiques, je sens qu’il ne saisit pas totalement de quoi il retourne, car certaines notions sont beaucoup trop éloignées du tangible. Du reste, dans mon domaine, on discute assez souvent avec des physiciens, à l’occasion de conférences durant lesquelles nous comparons nos travaux. Si l’on se rend vite compte que nous ne parlons pas exactement le même langage, nous recherchons tout de même cette discussion, cette mise au point interdisciplinaire qui est très enrichissante.
La discipline des mathématiques a la réputation de compter un nombre restreint de femmes dans ses rangs. Pourquoi est-ce le cas, selon vous ?
Il y a quelques années, j'ai amené ma fille sur mon lieu de travail, un jour où elle était malade et ne pouvait aller à l'école. À cinq ans, elle a donc assisté à un séminaire de théorie des probabilités. En rentrant dans la salle, elle m'a fait remarquer, étonnée, que j'étais la seule femme dans la salle. Je ne savais pas trop quoi lui répondre. Puis elle m'a annoncé que, plus tard, elle refuserait de faire un métier où elle serait la seule femme. Quand des jeunes filles, a priori intéressées par les sciences, voient qu'il s’agit d’un milieu à forte prédominance masculine, cela peut être rebutant. Personnellement, cela ne m'a pas fait cet effet. Dans mes souvenirs, j'avais quelques camarades de classe qui s'intéressaient aux maths, mais elles se sont assez rapidement destinées à l'enseignement. Je pense que les parents jouent un rôle très important dans cette orientation. Si un garçon a des notes correctes en sciences, il est aussitôt encouragé à se lancer dans des classes préparatoires scientifiques et des études d'ingénieurs. De l’autre côté, si une fille a de bonnes notes en sciences, on ne l'oriente pas nécessairement vers ces mêmes milieux. Le message délivré n'est pas le même.
Quel conseil donneriez-vous à de jeunes étudiantes qui envisagent de poursuivre des études et une carrière en mathématiques ?
Je voudrais dire que ces carrières de recherche en mathématiques sont très compatibles avec la vie personnelle et familiale, contrairement à ce que certains s'imaginent. On est très libre de son organisation, de ses choix de vie. Malheureusement, il est vrai que, depuis une dizaine d'années, les premières années de carrière sont plus précaires en France. Auparavant, on pouvait commencer très vite avec une carrière stable, après de longues années d'études difficiles, mais la situation s'est dégradée assez rapidement ces dernières années. Une fois dans le milieu, on se rend compte que c'est, en effet, un milieu très masculin mais assez peu hiérarchisé, et j'ai toujours trouvé l'atmosphère de travail très bienveillante. Du reste, comme le milieu universitaire nous permet d'être assez libres dans nos choix de sujets de recherche, on doit savoir se juger soi-même, se critiquer autant que se féliciter, avoir confiance en soi.
Propos recueillis par William Rowe-Pirra
Glossaire
[1] Équation déterministe : une équation qui se comporte toujours de la même manière face à un événement donné.