La vieille question sur le rapport entre le savoir et le pouvoir, qui remonte à la théorie platonique du philosophe-roi, a été traduite à l’époque contemporaine dans deux figures qui représenteraient le type de savoir qui devrait guider la politique. Dans sa version de droite il s’agirait de la figure de l’expert ; dans la version de gauche, celle de l’intellectuel. L’expert incarne la soi-disant supériorité de la science et serait l’avocat de l’objectivité. L’intellectuel prétendrait faire valoir une supériorité morale et, plutôt que l’objectivité, il offrirait un savoir critique et engagé. Ces deux figures sont les deux versions d’un même modèle et dans cette coïncidence se trouve son profond anachronisme : le modèle du « speaking truth to power » (Wildavsky), comme si experts et intellectuels étaient au-delà de l’incertitude des mortels, genre auquel même les politiciens appartiennent. Je reconnais que l’on simplifie ainsi un peu les choses, mais ce schématisme peut nous aider à mieux comprendre pourquoi le modèle du savoir auquel la politique ne devrait qu’obéir fait partie du passé et ne répond plus aux rapports complexes entre savoir et pouvoir qui existent dans nos sociétés. Il nous faut aujourd’hui penser autrement les conditions dans lesquelles les idées politiques peuvent être mises en valeur dans le processus politique.
Dans la société de la connaissance, le savoir est notamment devenu non seulement un élément de productivité économique mais aussi un élément d’importance croissante pour la légitimation sociale des décisions politiques. Rapports scientifiques, études, commissions d’experts font partie de notre paysage politique et social quotidien. Il est aussi certain que le transfert de connaissances est une tâche qu’il faut développer. Mais si nous voulons comprendre comment s’articulent actuellement savoir et pouvoir il faut nous se rendre compte du fait que le savoir a changé de statut et qu’il n’est pas entouré par ses signes traditionnels d’autorité mais que 1) il est de moins en moins un produit exclusif des experts et de plus en plus le résultat d’une construction sociale et que 2) il a une plus grande conscience de ses propres limitations et du fait qu’il est inévitablement accompagné d’un croissant non-savoir. Le savoir que requiert la gouvernance démocratique s’inscrit aujourd’hui dans ce nouveau contexte.