La compréhension d’un texte littéraire ou d’une œuvre picturale se fonde pour beaucoup sur notre capacité à exploiter notre intelligence kinésique. L’intelligence kinésique est la faculté qui nous permet d’élaborer des images motrices et des narrations kinésiques pour comprendre un verbe d’action ou un trope de mouvement, la description d’un geste ou d’un événement sensorimoteur.
En situation réelle, nous reconnaissons aussi bien les similarités que les nuances entre postures et gestes. Ces nuances sont perçues avec une efficacité permise par des actes cognitifs dynamiques qui reposent sur un savoir corporel, dit en anglais embodied cognition. Une facette de ce savoir corporel est l’intelligence kinésique, par laquelle nous produisons un sens à partir des mouvements perçus.
L’activation neuronale des aires motrices permet l’élaboration extrêmement rapide d’une configuration visuomotrice aboutissant à notre compréhension des mouvements. Cet acte de cognition motrice n’est pas langagier. Il peut, certes, conduire rapidement à une conceptualisation et une verbalisation. Mais cette mise en mots se fait en un second temps et sur la base de l’acte cognitif moteur.
En outre, les événements kinésiques peuvent être traduits en paroles, et de manières variables, mais ils s’accompagnent de certains paramètres déterminants, que le langage oblitère. Ce qui m’intéresse est le hiatus qui existe entre la narration non langagière, induite par les actes de cognition motrice, et la narration langagière, en particulier la fiction littéraire, qui va dans certains cas réussir à compenser autrement les carences du langage.
Certaines œuvres d’art induisent chez le spectateur l’anticipation d’un mouvement et des simulations perceptives (perceptual simulations) indispensables à la compréhension de l’image. Ces œuvres sollicitent une mémoire kinesthésique et visuomotrice qui permet de sémantiser des gestes particuliers ou de différencier des postures pourtant presque identiques. De façon similaire, certains textes littéraires ont cette spécificité, d’ordre narratologique, de fonder leur sens sur l’élaboration exigeante de simulations perceptives sensorimotrices, permettant la saisie de nuances kinésiques fines.