Il est bien connu que le roman grec a joué un rôle important au début de l’Europe moderne et surtout ici, en France. Il est même évident que la transmission et la popularité du roman grec – en particulier les romans d’Héliodore et d’Achille Tatius – ont fourni un modèle et ont influencé les romans composés en France à partir du xviie siècle. L’Astrée d’Honoré d’Urfé était un roman pastoral, mais clairement influencé par Héliodore. Artamène ou le Grand Cyrus de Mademoiselle de Scudéry a puisé son matériel chez Hérodote et chez Xénophon, mais l’intrigue a été conçue de manière à reproduire une ambiance romanesque. Les œuvres de Madame de Lafayette, notamment Zayde et La Princesse de Clèves, maintenant considérées comme les premiers romans psychologiques, ont été composées, elles aussi, sous l’influence de la tradition ancienne.
Mais quelle était la fortune des romans de l’époque comnène, composés à Constantinople au xiie siècle, et écrits sous l’influence du roman ancien ? Ne faisaient-ils pas partie de l’héritage grec qui a atteint la France et le reste de l’Europe au xvie siècle ? Ou n’étaient-ils pas regardés comme dignes de la même attention que les romans anciens, considérés comme appartenant à l’héritage classique ? La réponse à la première question est assez simple : les romans byzantins, comme nous le verrons, ont en effet été transmis en Occident pendant la Renaissance, tout comme les autres textes grecs. La deuxième question exige une réponse plus complexe, et cette conférence est une tentative d’en offrir une clarification et une interprétation provisoires.
J’ai focalisé mon investigation sur l’un des romans byzantins et sur sa réception au xviie siècle en France, à savoir Hysminé et Hysminias d’Eumathios Makrembolitès. Je me suis concentré sur trois cas d’adaptation : une traduction de Pierre-François Godard de Beauchamps (1729), une analyse du plaisir érotique dans le traité philosophique L'art de jouir de Julien Offray de La Mettrie (1751), et un opéra de Pierre Lejaun et Jean Benjamin de La Borde, créé en 1763. Chacun des trois auteurs examinés a adapté Hysmine et Hysminias à sa manière et à ses propres fins. Dans la version de Beauchamps, il a été transformé en un roman court avec une histoire plus cohérente, moins descriptive et encore plus « grecque », toujours avec des implications allégoriques, émotionnelles et érotiques. Même si l’érotisme est quelque chose que nous avons appris à associer au milieu libertin, je dirais que l’émotionnel est le mot clé ici, plutôt que l’érotique en soi. Si nous passons à La Mettrie et son utilisation d’Hysminé et Hysminias comme le couple idéal, ce n’est pas leur amour physique qui affecte principalement le philosophe, mais la qualité émotionnelle qui l’accompagne. La présence du couple byzantin dans les écrits de Beauchamps et La Mettrie peut donc être compris du point de vue libertin, dans le sens que l’histoire trouvée dans Hysminé et Hysminias semblait adhérer à l’amour idéal d’un point de vue émotionnel et érotique. En ce qui concerne l’opéra, c'est encore le potentiel émotionnel de l’histoire qui le rendait apte pour la scène. L’opéra et la tragédie lyrique en particulier étaient censés susciter de fortes émotions dans le public avec la combinaison de l’intrigue, du théâtre, et de la musique. Cet effet pourrait être encore renforcé, comme dans ce cas, par l’inclusion d’un ballet d’action.
On a parfois supposé que la littérature byzantine n’a eu pas sa place dans la tradition européenne, avant qu’elle ne soit « découverte » au cours du xixe et le xxe siècle. J’espère avoir montré que cette idée est fausse, et que la littérature profane de Byzance était en effet présente en Europe, bien que parfois sous des formes différentes de celles que nous attendons.