J’avais placé les cours de l’année passée sous le signe du Soulier de Satin de Claudel. Puisqu’il s’agit encore cette année de Mémoire et de Création, j’aimerais reprendre en exergue la même citation :
« J’ai horreur du passé ! J’ai horreur du souvenir ! Cette voix que je croyais entendre tout à l’heure au fond de moi, derrière moi,
Elle n’est pas en arrière, c’est en avant qu’elle m’appelle ; si elle était en arrière, elle n’aurait pas une telle amertume et une telle douceur ! »
C’est ainsi que la mémoire du créateur ne doit pas le rassurer dans l’immobilité illusoire du passé mais le projeter vers le futur, avec, peut-être l’amertume de l’inconfort, mais plus encore, avec l’attirance de l’inconnu. (« Comment vivre sans inconnu devant soi ? » René Char).
Le compositeur, s’agit-il d’une forte individualité, naît d’un certain réseau d’influences, certaines fortuites, d’autres concertées ; même l’autodidacte le plus imbu de son indépendance n’y échappera pas. Ce n’est d’aujourd’hui que datent les querelles sur les écoles et les indépendants. Qui dit école suppose apprentissage accepté, continuité de transmission de savoir, soumission à la discipline ou à la doctrine d’un groupe spécifique. On parlera du chef d’école avec une certaine admiration à laquelle se mêle inévitablement la suspicion, celle de vouloir soumettre sous son joug des personnalités plus faibles — soit parce qu’elles sont plus faibles par nature, soit qu’elles soient encore trop jeunes pour se défendre d’une influence envahissante. Le chef d’école va surcharger la mémoire du disciple et l’empêcher de s’épanouir dans sa propre création. Il n’est pas dit, au demeurant, qu’il exercera cette influence par un enseignement direct, une pédagogie usuelle ; son impact opère par ses œuvres, ses écrits, son exemple, sans contact personnel, par la seule force de l’imitation. La mémoire du disciple volontaire ou involontaire est tellement irriguée par le maître qu’elle est incapable de l’initiative nécessaire à la création réelle. Quant aux disciples, aux « écoliers », on n’a pas de mots assez durs pour le blâmer de se laisser ainsi subjuguer ; ils manquent d’originalité, dit-on, et l’excès de mémoire directe tue les velléités d’invention individuelle qu’ils pourraient posséder au départ. Ils ont trop bien appris et ne savent, en fin de compte, qu’imiter le modèle, copier l’original, ce qui se révèle à la fois inutile et inintéressant : en fin de compte, la mémoire les aura proprement liquidés. Par contre, on exalte l’indépendant, celui qui aura lutté victorieusement contre toutes les tentations de l’école, de se laisser enrégimenter. Si cette exaltation de la liberté peut être saine et tonique, elle s’applique parfois à n’importe quel sujet, et elle met bien trop souvent ses dithyrambes au service du dilettantisme le plus visible et le plus pénible. On dirait alors qu’apprendre devient non seulement un danger, mais une tare. La maladresse apparaît comme une marque du génie, l’absence de métier — en fait une absence de culture — comme le sceau même de la personnalité.
La mémoire utile passerait-elle donc par l’apprentissage du métier ? Et en quoi mémoire et métier pourraient relever d’un processus d’assimilation indispensable à la création ? On m’objectera que beaucoup de compositeurs ont appris le nécessaire métier, qu’ils n’en sont pas pour autant des créateurs ; et qu’il vaut mieux une originalité en manque de discipline qu’une discipline en panne d’originalité. Certes, je n’ai rien à redire à cette objection ; encore cette préséance ne peut-elle pas être regardée comme un critère absolu et faudrait-il considérer que métier et originalité peuvent, doivent, aller de pair. Si l’on voulait reprendre ce genre de titre qui faisait la joie des moralistes d’autrefois, il nous faudrait écrire un livre intitulé : Du bon usage de la mémoire !
P. B.