Peut-il y avoir des pratiques et progrès scientifiques et technologiques sans un droit international public de la science et de la technologie et sans institutions internationales correspondantes ? À quoi, par exemple, devrait ressembler un droit international public de l’intelligence artificielle, et comment éviter l’(auto-)« régulation » par la recherche privée, une « gouvernance » publique-privée ou encore le recours à des standards dits « éthiques » en la matière ? Dans un autre domaine, le domaine biomédical, le temps n’est-il pas venu d’assurer l’effectivité du droit d’accès égal à la recherche scientifique et à ses applications, par exemple en matière vaccinale, y compris par l’institutionnalisation de la coopération internationale en matière scientifique et en donnant la priorité à ce droit de l’Homme sur les droits de propriété intellectuels concurrents ?
Quelle devrait être, à l’inverse, la place des scientifiques dans l’élaboration et la mise en œuvre du droit international ? Par exemple, l’influence du GIEC et généralement de toutes les formes d’expertise scientifique sur le développement du droit international de l’environnement est-elle légitime ? S’agit-il d’un exemple à suivre dans d’autres régimes du droit international comme le droit international de la santé, de l’alimentation, de l’énergie ou de l’espace ? Que penser de l’objectivité, de la neutralité et de l’universalité alléguées de la « diplomatie scientifique » dans un monde en mal de multilatéralisme ?
Et, au fond, de quel « droit international » et de quelle « science » parlons-nous ? Existe-t-il un moyen de dépasser les catégories juridiques internationales façonnées par la technoscience contemporaine, comme le principe de précaution, la causalité scientifique ou encore les études d’impact environnemental ? Et que penser, à l’inverse, de la conception individualiste, a-culturelle et a-historique de « la » science au singulier que véhiculent de nombreux régimes du droit international contemporain comme le droit international de la santé ou de la biodiversité et comme on peut l’observer en creux du traitement avant tout instrumental et propriétaire qui y est réservé aux savoirs autochtones ou locaux ?
Le cours de cette année ouvre un cycle pluriannuel d’enseignements sur le droit international de la science. Son intitulé est à double entrée : il s’agira de traiter autant du « droit international en science » que de la « science en droit international ». Nous chercherons en effet à saisir les relations qu’entretiennent depuis toujours le droit international et les sciences, notamment en lien avec leur normativité et universalité, et celles qu’ils devraient entretenir à l’avenir. Le cours abordera d’abord, et principalement, le rôle que joue et devrait jouer le droit international dans l’institution publique d’une science autonome et universelle ou, du moins, dans la garantie d’un cadre normatif et institutionnel international public, égalitaire et commun à toutes les formes de sciences – notamment par le biais du droit de l’Homme à participer à la science et à en bénéficier, un droit déclaré universellement en 1948 mais largement ignoré depuis. À l’inverse, le cours examinera aussi, toujours de manière critique, l’implication normative croissante de la science et de la technologie en droit international, notamment par la conditionnalité scientifique de nombreuses décisions et procédures, l’invocation régulièrement renouvelée des « lois de la science » voire « de la nature » et, plus généralement, le recours à l’autorité épistémique face à l’incertitude, et les questions de validité et de légitimité du droit international que cela soulève. En cela, la notion de « droit de la science » prend un sens encore plus complet et complexe que son sens reçu, puisque ce dernier caractérise habituellement avant tout les relations entre droit et science avec un droit qui limite la science plus qu’il ne l’institue et n’en garantit l’autonomie et la diversité, d’une part, et une science qui informe le droit plus qu’elle ne le transforme ou le remplace, d’autre part. En droit international, et outre ces dernières interrogations, ce sont surtout les questions du droit (notamment dit « naturel ») en tant que science et, par extension, de la science du droit qui ont occupé les penseurs du droit international moderne. Ces différentes relations entre sciences et droit international n’ont toutefois encore jamais été abordées de la manière plus englobante proposée ici, ou du moins pas de manière systématique et de façon à éviter tant le Charybde du scientisme juridique que le Scylla du légalisme scientifique sur le plan international. La question est pressante au vu de l’échelle désormais globale de nombreuses pratiques scientifiques et des menaces qui pèsent sur elles ; de la concurrence économique et militaire et donc juridique accrue qui s’y exerce entre États, mais aussi, du fait de la privatisation de la recherche, entre groupes privés, voire entre eux ; de l’approfondissement des inégalités d’accès et de participation à la science et à ses applications ; et, enfin, de l’accélération des développements scientifiques et technologiques à double usage ou, du moins, à impact élevé et durable pour la personne humaine, son monde et le droit, comme la géo-ingénierie, la biotechnologie et l’intelligence artificielle.
Le cours traitera de thèmes divers, dont notamment ceux du droit de l’Homme à participer à la science, du droit international des biens publics scientifiques, des forces et faiblesses des institutions scientifiques intergouvernementales dont l’UNESCO, l’OCDE ou les agences spécialisées de l’ONU ou de l’UE et non gouvernementales ou mixtes comme l’ISC, l’IAP ou l’IAC, du statut juridique des savoirs autochtones et locaux, de la place de la diplomatie scientifique et du rôle du conseil et de l’expertise scientifiques au sein des organisations, procédures et tribunaux internationaux, ou encore des rapports entre science et démocratie internationale. Autant de thèmes qui seront repris, pour certains, dans le cadre du séminaire de cette année.