Pour décrire le langage musical, on s'attache en premier lieu à décrire des systèmes cohérents d'organisation : système modal, système tonal, système non tonal — ou toute autre figuration d'une hiérarchie préexistante qui se manifeste par l'œuvre, mais selon laquelle l'œuvre est obligée de se manifester.
On ne peut concevoir une œuvre qui ne soit pas écrite suivant un système cohérent des hauteurs, par exemple — même si l'on ne se sert pas de cette cohérence en tant que telle, si l'on utilise des sous-produits de cette cohérence.
(On peut utiliser quelques accords parfaits, résidus d'un système, sans avoir recours à ce système — comme des objets manufacturés laissés pour compte.)
De même qu'on peut écrire sans plus de cohérence avec les restes d'un système rythmique cohérent. Quiconque utilise des rapports de valeurs utilise les résidus de la notation proportionnelle.
Donc volontairement ou non, consciemment ou non, toute la formulation musicale se produit à partir de concepts auxquels, d'ailleurs, nous forcent les instruments par lesquels nous pensons transmettre le discours — aussi élémentaire soit-il.
Un réseau est là qui insère toutes les données, et sauf cas d'anarchie absolue (difficilement imaginable), il existe un présupposé — dû aux modèles de réalisation déjà existants, comme aux moyens de transmission.
Cependant cela ne suffit pas pour donner la cohésion à une réalisation musicale. Une œuvre musicale, nous ne pouvons la suivre que si nous avons le sentiment d'une déduction à partir de données élémentaires.
Plus l'œuvre est étendue dans le temps, plus grande est la complexité de son expression, plus nous éprouvons le besoin de nous rattacher à des repères temporels facilement décelables qui permettent à notre mémoire de sélectionner et d'agir.
La notion de cohésion qui semble l'avoir emporté sur toutes les autres est précisément la notion de thème. Ce mot de thème concerne aussi bien le musicien professionnel que l'amateur.
Dans le vocabulaire de l'analyse, le mot thème et les notions qu'il implique sont employés constamment ; ce mot est lié intrinsèquement aux notions de variation, de développement, de forme. Les thèmes d'une sonate, le thème et les variations, la forme bithématique, la forme rondo : autant de définitions courantes aux implications précises. Sans cette notion primordiale, il est difficile d'imaginer des années et des années d'enseignement — académique ou non.
Mais ce mot thème est aussi synonyme d'illustration. C'est ainsi qu'un homme de théâtre peut, s'il désire définir une musique de scène, parler du thème de l'angoisse, du thème de la joie, de l'orgueil... Dans cette descendance du leitmotiv wagnérien, nous trouvons le mot de thème lié à la description d'un personnage, d'un type, ou d'un concept. Il ne s'agit plus là d'une notion structurelle où le thème est destiné à engendrer un certain nombre de conséquences dans un ordre donné, mais d'inventer une figure musicale qui pourra s'éprouver comme représentative de tel ou tel état psychologique selon certains codes acceptés à partir de la littérature musicale déjà existante. Code affectif dont nous ne connaissons que trop bien les rudiments : les trémolos graves, les cuivres rutilants, le violon solo, etc. Dégénérescence de la signification en une signalisation.
Cependant, ces deux notions, aussi extrêmes qu'elles nous paraissent, sont liées par une logique profonde de l'expression. C'est le XIXe siècle qui a surchargé d'expressivité des notions qui, auparavant, étaient, avant tout, symbole d'ordonnance.
Bien sûr, nous trouvons de la musique descriptive avant le XIXe siècle — descriptive, et même naïve. Bien sûr, nous trouvons, à un plus haut niveau, l'utilisation des symboles dans la langue musicale : symbole des intervalles, symbole des nombres, symboles formels. Mais cette symbolique de l'idée musicale est sous-jacente, reste subordonnée à l'ordre, à l'ordonnancement.
Il y a d'abord dans le thème une notion générique, une certaine combinaison d'intervalles que l'on va développer en accord avec un système de coordonnées.
Le thème a tendu avant tout à formaliser les procédés de développement : d'où sa brièveté qui permet une exploitation systématique de ses ressources.
Si l'on peut exprimer très brièvement les responsabilités de l'organisation thématique :
- elle a tendu à organiser la forme du discours : fugue, sonate bithématique ;
- elle a dirigé l'impulsion expressive, et assumé la symbolique du texte : l'idée fixe de Berlioz, le leitmotiv de Wagner ;
- elle a résumé l'instant, s'opposant ainsi à une rhétorique convenue du développement : Debussy ;
- elle a monopolisé à la fois les structures du langage et les structures formelles du développement : Schönberg, Webern ;
- elle a fini par dissoudre la notion même dont elle était née, pour arriver à : tout est thème, rien n'est thème, pour aboutir à une essentielle relativité des composants thématiques.