Il est difficile de réduire l’invention musicale à un simple inventaire des techniques, d’expliquer la constitution d’un langage par la description d’un ensemble de ressources à la disposition du compositeur. Cependant l’invention n’existe de façon tangible que grâce à cet ensemble de moyens de transmission sans lesquels la pensée reste à l’état d’intention. Le réseau d’explications verbalement exprimées ou sous-entendues qui relie l’intuition à l’œuvre, nous savons qu’il est à la fois indispensable et sans importance : indispensable puisqu’il est notre seule méthode de description, sans importance puisque c’est au-delà de cette description que se situe la valeur profonde de l’œuvre achevée.
Le langage musical a, dans les siècles passés, existé comme un code commun : il était impensable de s’exprimer hors de cette norme reconnue, acceptée. On pouvait parler de communication, fonctionnant suivant des conventions définies, où la personnalité s’exerçait dans le sens de la perfection ; dans la tradition orale, la personnalité disparaît même au profit de l’anonymat.
L’évolution actuelle de la musique occidentale peut, à l’inverse de ce passé, se résumer de plus en plus à un conflit entre langage et individu, entre moyens collectifs de communiquer et moyens individuels de se décrire, entre exprimer et s’exprimer. Cela s’est reflété au début de ce siècle par l’abolition d’un code général au profit d’un code dont la méthode était encore généralisable, mais dont les résultats dépendaient presque exclusivement du choix individuel. Même cette méthode a été rapidement contestée, et l’illusion d’avoir trouvé une nouvelle permanence du langage musical s’est dissipée vite et définitivement. Qui songerait encore aujourd’hui à œuvrer en faveur d’un langage collectif et à s’enchanter de cette utopie ?
Certains compositeurs acceptent cependant les notions d’organisation, de choix, de sélection. Le langage, aussi individuel soit-il, est établi en fonction d’un système de coordonnées auxquelles on se référera pour saisir la signification de l’œuvre. Mais imaginez que sous un prétexte idéologique, on décide que tout phénomène, sonore ou non, culturel ou non, est matériau, qu’il n’y a donc point de communication obligatoire entre langage et matériau. Du seul fait que le langage élimine ou rejette sa contrainte, on accepte tout au plus une fonction de déroulement. Il n’est pas facile de contester ces points de départ, postulats ou professions de foi si on se place précisément sur le terrain de la foi ou de la croyance poétique. Cependant, on peut se demander si la spécificité de l’expression musicale n’invalide pas des décisions aussi arbitraires.
La relation du langage à l’objet, du diagramme au matériau, du concept à la réalisation ne saurait exister suivant des normes réductrices, préexistantes ; on ne pourrait davantage la supprimer par une simple décision « poétique ». Cette relation n’existe pas dans l’absolu : une œuvre sans diagramme final est aussi impensable qu’une œuvre où tout se déchiffre dans le diagramme initial. Schéma et catalogue doivent disparaître au profit de notions plus réelles, relevant directement à la fois de l’acte de composer et de l’existence propre du matériau envisagé.
La première contrainte à ne pas oublier, c’est l’existence implicite d’une hiérarchie. Non point : une hiérarchie de ce qui est important et ce qui ne l’est pas ; une hiérarchie de la reconnaissance et du mépris, du noble et du non-noble. Mais : ce qui est au centre, et ce qui est à la périphérie ; ce qui est déterminant, et ce qui est relatif. Une grande partie de la validité des possibilités du langage musical coïncide avec l’exactitude du territoire où elles se situent. En corrélation étroite avec la hiérarchie se pose le problème de la cohérence : le matériau renvoie à la structure ; inversement, la structure choisit son matériau.
Hiérarchie et cohérence se réfèrent à une interrogation inéluctable, dont la banalité cache la difficulté : qu’est-ce qui est musical, qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Le musical et le non-musical existent souverainement, mais ils n’existent que dans le transitoire. Quelles que soient les précautions que l’on prenne pour assurer une cohérence musicale, quelle que soit l’indifférence affichée vis-à-vis de ce problème, quelle que soit l’hostilité même à considérer ce phénomène comme un problème, il n’en restera pas moins que le jugement sur une œuvre impliquera toujours en filigrane un jugement de valeur sur quelque chose qui n’est pas une valeur.
P. B.