Pourquoi avoir choisi de commencer par Confucius pour inaugurer une chaire d’Histoire intellectuelle de la Chine ? À cela au moins trois raisons. La première tient à un fait observable de prime abord : Confucius est le premier – quand ce n’est pas le seul – nom connu du grand public français, plus généralement européen et encore plus largement occidental, dès lors qu’il est question de la tradition chinoise. Ce personnage, qui a vécu aux VIe-Ve siècles avant l’ère chrétienne et dont la figure et l’enseignement ont fini par se confondre avec toute l’histoire de la Chine impériale du IIe siècle avant J.-C. jusqu’au début du XXe siècle, apparaît aujourd’hui, d’emblée et de manière évidente, comme la grande figure fondatrice de la pensée et de la culture chinoises, autant dire de l’identité chinoise dans son entier. C’est du moins ainsi qu’il est perçu dans le monde occidental et c’est également ainsi qu’il est présenté, exalté, voire instrumentalisé dans le monde chinois actuel. Mais encore faudrait-il se demander si cette identification de Confucius avec l’entité Chine a été vraie de tout temps ; il convient aussi de s’interroger sur les motivations d’une telle identification et, enfin, sur ses origines historiques.
La deuxième raison paraît tout aussi évidente : actuellement, le texte le plus souvent associé à la figure de Confucius, à savoir les Entretiens (Lunyu 論語) où sont consignés des fragments de dialogues entre le Maître et ses disciples ou ses contemporains, détient dans la culture chinoise, et plus largement dans les cultures environnantes d’Asie orientale, un statut à peu près équivalent aux Évangiles dans la culture européenne christianisée, au sens où il s’est non seulement profondément ancré dans les modes de penser, mais aussi jusque dans la langue et les manières de dire. Or il se trouve que c’est en donnant une traduction française des Entretiens (parue aux Éditions du seuil en 1981) que j’ai fait mes premières armes en sinologie. Mais cette notoriété de Confucius et de ses Entretiens est en même temps un paradoxe, car la connaissance que croit avoir le grand public occidental du personnage s’arrête en général à son nom (il s’agit d’un nom latinisé, de surcroît, ce qui explique sans doute qu’il soit plus facile à retenir). Quant à ce que ce personnage a pu penser, dire ou enseigner, ce que l’on en sait devient très vite assez vague ou réducteur jusqu’à la caricature. À ce titre, il n’est sans doute pas inutile de chercher à aller au-delà des poncifs et à fournir à l’honnête homme d’aujourd’hui des éléments d’information précise.
Une troisième raison réside dans le fait qu’il y a longtemps, voire très longtemps, qu’un cours n’a pas été entièrement consacré à Confucius ou aux Entretiens au Collège de France, depuis la création de la première chaire consacrée à la Chine en 1814, il y a près de deux siècles.
On peut donc estimer que Confucius et ses Entretiens méritent de faire l’objet à part entière de mon premier cours au Collège de France, d’autant qu’il y a actuellement un réel besoin d’information à ce sujet, à un moment où l’on entend beaucoup parler du « retour de Confucius ». L’expression « Confucius revisité » de l’intitulé (avec un anglicisme qui sera justifié dans le cours) pourrait donner à penser que la « revisite » est un phénomène purement contemporain. Or, il n’en est rien : tout le personnage de Confucius n’est constitué que de « revisites » perpétuelles, notamment à travers deux mille ans de tradition exégétique continue et plus active que jamais aujourd’hui, au point qu’on en vient à se demander s’il sera jamais possible de retrouver le « Confucius authentique », ou le texte originel des Entretiens, même si d’innombrables tentatives ont été faites dans ce sens.