Ralf Michaels est invité par l'Assemblée du Collège de France sur proposition de la professeure Samantha Besson.
Résumé
Notre mode de vie au quotidien – nos achats en ligne, nos voyages internationaux, notre consommation de café et d’oranges, notre communication par zoom – est régi par des règles de droit privé et de droit international privé et organisé autour de concepts fondamentaux tels que les droits subjectifs, la propriété, le contrat, la responsabilité délictuelle, tous droits et obligations protégés et appliqués au-delà des frontières nationales par le droit international privé. Ce mode de vie, nous avertissent les scientifiques, n’est pas durable au sens existentiel du terme : si nous continuons à vivre comme nous le faisons actuellement, l’humanité est vouée à l’extinction. La durabilité, nous le savons maintenant, exige un équilibre non seulement entre l’économique (le profit) et le social (les gens), mais aussi l’environnement (la planète). Compte tenu des limites planétaires, la croissance a, elle aussi, des limites. Cela doit nécessairement avoir des conséquences pour le droit privé et le droit international privé.
Quelles sont ces conséquences exactement ? Cette question est, étonnamment, rarement posée en tant que telle. Le droit privé, traditionnellement compris comme l’espace de l’autoorganisation privée, est souvent considéré comme isolé des grandes questions politiques et existentielles de notre temps. Les guerres, les pandémies, la crise climatique et bien d’autres défis encore sont considérés comme relevant du droit public (national et international), et non du droit privé. Les réponses qu’y donne le droit public peuvent bien sûr avoir des effets sur le droit privé – par exemple, si un conflit armé donne lieu à des sanctions, le droit des contrats est touché –, mais le droit privé devient alors un simple récipiendaire de ces réponses, et non l’espace dans lequel elles sont développées et mises en œuvre. Lorsque de véritables réponses sont envisagées en et pour le droit privé, elles ont tendance à être limitées – un droit à la réparation, par exemple, l’extension d’une période de garantie contractuelle ou enfin de nouvelles règles internationales obligatoires en droit international privé –, et surtout demeurent relativement insignifiantes.
Le fait de contenir les préoccupations de durabilité exclusivement au sein du droit public est le fruit d’une séparation traditionnelle entre les sphères privée et publique, entre l’économie et l’État, et entre les considérations de croissance et le souci de justice, une séparation qui reflète la distinction entre le droit privé et le droit public. Cette distinction a, bien sûr, toujours été discutable, voire a souvent été remise en question. La durabilité ajoute cependant une troisième dimension à la dichotomie entre économie et justice : l’environnement. Elle transcende ainsi la distinction public/privé. Cela signifie que si nous voulons devenir durables, nous devons saisir que le droit privé lui-même n’est pas durable. Il nous faut ensuite repenser fondamentalement le droit privé et le droit international privé afin de les rendre durables. Nous ne pouvons pas nous contenter de petits ajustements spécifiques, mais devons nous attaquer aux fondements mêmes du domaine.
Comment y parvenir ? Il est utile tout d’abord de prendre conscience d’une réalité inconfortable : nos concepts contemporains de droit privé n’ont pas été formés en droit romain, ni en 1804, mais dans et par la révolution industrielle, qui est aussi la principale cause de la crise climatique actuelle. En conséquence, le droit privé est devenu le droit de la croissance et du gaspillage. Il favorise une expansion qui n’est pas durable et rend invisibles les externalités négatives qu’il crée – que ce soit pour les générations futures, les populations du Sud ou pour l’environnement. La propriété privée en tant que droit absolu confère à son titulaire d’énormes pouvoirs de destruction. Le droit de la responsabilité délictuelle s’est mué avec le temps d’un droit de conservation en un droit de compensation – il tolère la destruction tant qu’une contrepartie financière est fournie. Le contrat donne lieu à des solutions dites « gagnant-gagnant », mais souvent en rendant invisibles les pertes nécessaires à alimenter ces gains. Le droit de la consommation protège les consommateurs, et donc la consommation et le gaspillage. Le droit international privé facilite les transactions transfrontalières et à longue distance, respectant ainsi les droits acquis mais accroissant aussi la pollution à ce titre.
Pouvons-nous repenser ces concepts de base pour les rendre durables ? Nous n’avons guère le choix. Il faut réinventer la propriété en tant que gardiennat. Nous devons repenser le droit de la responsabilité délictuelle comme un droit qui prévienne la destruction. Il faut réinventer le droit des contrats en le centrant sur les transactions qui réduisent les déchets. Nous devons repenser la protection des consommateurs pour en faire une protection durable. Et nous devons revisiter le droit international privé pour en faire un droit qui encourage les économies circulaires et la production locale.
Ce ne sera pas chose aisée, et il n’est pas certain qu’un changement de paradigme aussi urgent soit plausible au vu du peu de temps dont nous disposons. Mais le changement est nécessaire. C’est du moins ce que cette conférence soutiendra.