Pendant les trois dernières décennies les débats sur l’œuvre de Martin Heidegger ont été dominés – et sérieusement obscurcis – par le retour obsessif à deux questions qui avaient trouvé des réponses affirmatives depuis longtemps : la question de la participation active du philosophe au mouvement national-socialiste et la question de l’affinité entre la pensé de Heidegger et l’idéologie du parti dont il était devenu membre en mai 1933. L’objectif des conférences données par Hans Ulrich Gumbrecht était de se concentrer sur la possible valeur systématique de la philosophie heideggérienne pour notre présent (« Peut-on éviter Heidegger ? ») et sur les raisons historiques et institutionnelles de sa survivance jusqu’aujourd’hui (« Pourquoi on n’a pas oublié Heidegger ») tout en partant de la certitude – sans doute douloureuse – de son engagement et de ses affinités intellectuelles avec le nazisme.
Si notre présent épistémologique est surtout caractérisé par l’incapacité à dépasser l’éloignement progressif entre le sujet cartésien comme observateur du monde et le monde des choses comme objet d’observation, processus qui se heurte chaque fois au désir – réputé « naïf », mais cependant puissant – de revenir aux régimes référentiels de la vérité ; et s’il est vrai que la croissance probablement exponentielle de nos savoirs s’accompagne de l’accumulation dramatique de problèmes pratiques essentiels qui résistent à toute solution, on s’explique bien la fascination persistante exercée par la pensée de Heidegger. Elle réside dans la tendance ouvertement anticartésienne – et par là antimoderniste – de ses présupposés épistémologiques fondamentaux. Cette tendance est tout d’abord constituée par la notion du « Dasein » qui remplace une notion de la subjectivité exclusivement basée sur le cogito en y ajoutant une dimension spatiale et une proximité primaire aux choses du monde ; mais cette tendance antimerniste se confond aussi avec la notion du « Sein » (« Être ») qui est différente de celle du « sens » en tant qu’elle participe de la dimension de la substance ; et différente aussi de la notion « d’objet » en tant qu’elle échange la passivité de l’objet, son inertie épistémologique contre l’initiative que l’Être prend vers son « auto-dévoilement ».
Du coté historique, une des conditions centrales de la survivance de la pensée heideggérienne a résidé dans un habitus intellectuel de réception qui, au lieu de se lier à l’obligation (peut-être impossible) d’une lecture d’ensemble de son œuvre, a pris la liberté d’en isoler certains philosophèmes, de se laisser inspirer par eux, et même de les combiner d’une façon libre et associative. C’est le style typique de la réception intense et extrêmement variée des écrits de Heidegger parmi un grand nombre de philosophes français depuis Alexandre Kojève en 1933, en passant par l’assimilation particulièrement productrice de ses textes dans les premières œuvres de Jean-Paul Sartre, jusqu’aux livres de Jacques Derrida. Si aucune tendance cohérente ne domine les différentes lectures françaises de Heidegger, il est vrai malgré tout qu’elles ont été la raison la plus forte de la persistance de sa présence intellectuelle.
Finalement, une question posée par Jacques Derrida, celle de savoir si Heidegger aurait pu figurer parmi les philosophes les plus importants du XXe siècle sans la proximité de sa pensée avec l’idéologie national-socialiste, nous conduit à une solution de l’énigme que constitue le retour obsessif à sa biographie. Sans aucun doute, la notion de « Dasein » est proche des valeurs « du sang et de la terre » (« Blut und Boden ») du fascisme et de la S.A., de même qu’un certain autoritarisme dans la notion de « l’Être » montre une ressemblance avec la mentalité hiérarchique de la S.S. Mais dans un moment culturel comme le nôtre qui est revenu à l’habitude de lire les textes des classiques d’une façon existentielle ou même existentialiste, c’est-à-dire en établissant un rapport entre les textes et les problèmes de l’individu, dans un tel moment, les destins biographiques – même s’ils sont des destins coupables – augmentent la fascination pour certaines œuvres, y compris des œuvres philosophiques.
Si la pensée de Heidegger est inévitable pour nous, c’est ainsi parce qu’il serait irresponsable de se priver de son énergie inspiratrice. Mais pour profiter de cette énergie, il faut accepter de payer le prix d’une proximité qui risque de nous contaminer. C’est un prix peut-être acceptable – mais il est lourd et jamais sans problèmes. En même temps, ce prix, ce risque de contamination a en lui-même la faculté de nous mettre à distance et de nous y maintenir. Nous pourrions donc ainsi nous exposer à la philosophie de Heidegger sans courir le danger de nous y perdre.