Les quatre conférences données au Collège de France ont porté un regard sur le site de Thuburbo Majus en Tunisie, et surtout sur l’évolution de l’architecture privée entre la fin du IIe et la première moitié du Ve siècle en comparaison avec ce qui se passe dans le reste de l’Afrique proconsulaire.
Texte extrait de La Lettre du Collège de France n° 34, Paris, Collège de France, p. 22, ISSN 1628-2329
La riche moisson épigraphique réunie dès le début du XXe siècle nous apprend que Thuburbo Majus était un municipium sous Hadrien, puis devint colonia sous Commode.
Les vestiges qui sont aujourd'hui dégagés sont dominés par un ensemble monumental dont l'emplacement a été davantage dicté par la nature du terrain que par d'autres considérations. Ces premiers travaux édilitaires ont eu lieu dans la seconde moitié du IIe siècle, comme l'indique la dédicace du Capitole en 168.
Dès lors, la ville de Thuburbo Majus connut une période de grande activité urbanistique. Les principaux monuments publics s'édifient un peu partout sur le site : des temples, des complexes thermaux, de grande et moyenne importance. Ainsi la ville romaine prend-elle définitivement corps, confirmant son adhésion totale aux principes de la romanité, tout en conservant néanmoins un certain attachement à des racines locales et orientales.
Il est tout à fait intéressant de constater que le premier grand moment dans le processus de l'édification de la cité romaine intervient lorsque la cité accède au rang de colonie pendant la seconde moitié du IIe siècle.
Durant cette période, les notables thuburbitains, tout en participant activement à la l'édification des monuments publics, construisaient leurs propres maisons, de préférence dans les quartiers centraux. Tout se passe comme si les environs du forum et ses environs immédiats étaient alors les lieux de prédilection des riches citoyens de Thuburbo.
Même si elles sont riches, les maisons des IIe-IIIe siècles sont de petite et de moyenne dimension ; rares sont les demeures qui dépassent les 600 m2. Leur plan est généralement de type romano-africain, avec péristyle, viridarium, salles d'apparat et cubicula donnant sur les portiques. Les entrées sont le plus souvent placées de façon à ce que le centre de la maison soit dissimulé par un mur, préservant ainsi l'intimité de celle-ci.
Le décor de ces habitations est relativement sobre en comparaison avec certaines maisons carthaginoises ou byzacéniennes. En effet, très rares sont les mosaïques figurées qui ornent les espaces des maisons thuburbitaines de cette époque, du moins dans l'état actuel de nos connaissances. La plupart des demeures offrent des sols recouverts de tapis géométriques et floraux, extrêmement décoratifs, où les trames sophistiquées, rendues au moyen de couleurs vives et souvent contrastées, sont de rigueur. Nous avons ainsi essayé de définir le style géométrique et floral qui caractérise la mosaïque thuburbitaine au IIIe siècle.
La seconde moitié du IIIe siècle, bien qu'attestée par certains signes archéologiques, reste toutefois très peu documentée. Peu de monuments aujourd'hui dégagés sont attribuables à cette époque. Notre impression, lorsqu'on interroge la seconde moitié du IIIe et le début du IVe siècle, est que les habitants de Thuburbo se sont alors contentés d'entretenir ce qui existait sans procéder à de nouvelles constructions.
À partir du milieu du IVe siècle intervient le second souffle de la cité de Thuburbo. L'essentiel des monuments publics est alors mis en place. Les Thuburbitains s'attachent à la construction de belles demeures. Désormais, il semble bien que tous ceux qui veulent affirmer leur réussite et leur fortune s'installent dans les quartiers périphériques, notamment à l'est et à l'ouest. Ces secteurs de la ville sont envahies par de nouvelles habitations dont les dimensions et les décors n'ont rien à envier à ce qui se passe dans la métropole de Carthage et dans les grandes villes de Byzacène.
Les maisons nouvellement construites durant cette époque sont implantées principalement dans les quartiers est et ouest. Elles atteignent des dimensions supérieures à celles des maisons des époques précédentes ; certaines d'entre elles dépassent même les 1 000 m2. Elles se distinguent en outre par leur décor, le nombre et le luxe de leurs salles d'apparat.
Tout se passe comme si les critères de réussite sociale n'étaient plus ceux qui existaient auparavant. Plusieurs de ces maisons des IVe-Ve siècles illustrent parfaitement cette évolution.
Ces demeures sont toutes remarquables par l'importance accordée aux espaces de réception. Alors qu'auparavant les salles de réception n'étaient que rarement plus de deux, dans la seconde moitié du IVe siècle, le nombre de ces espaces augmente considérablement. Le même phénomène a été d'ailleurs signalé dans d'autres cités africaines comme Carthage, Bulla Regia et Dougga.
Ainsi la Maison des Protomés, dans le quartier ouest, est-elle formée de deux secteurs dont chacun renferme trois espaces d'apparat. Sur les quatre maisons construites dans la seconde moitié du IVe siècle, deux comportent une salle de réception triconque ; cette structure sophistiquée que l'on retrouve dans les riches demeures de l'Antiquité tardive se prêtait bien à un décor luxueux et à l'installation d'un stibadium. Ces aménagements donnent le sentiment que le propriétaire de la maison se devait d'impressionner ses hôtes par l'ampleur et le luxe des salles de réception.
Notons également que c'est durant cette période que l'art de la mosaïque atteint un niveau de développement exceptionnel. Cet art reflète d'une certaine manière la recherche des ateliers thuburbitains pour préciser et affirmer le style de leurs mosaïques géométriques et florales, élaboré tout au long des siècles précédents.
Toutefois, les riches Thuburbitains, lorsqu'ils désiraient orner leurs espaces de tableaux figurés, faisaient sans doute appel à des artistes de renom qui avaient déjà fait leurs preuves dans d'autres villes, en particulier Carthage. Ceci est d'autant moins étonnant que les notables de Thuburbo avaient certainement des liens étroits avec la métropole.
Le début du Ve siècle semble avoir consacré, dans une certaine mesure, ce mouvement de reprise dont la cité de Thuburbo est si fière, puisque les inscriptions de l'époque la proclament : Res publica felix Thuburbo Maius. En réalité, lorsqu'on examine sur le site à quoi correspond cette « renaissance », nous nous retrouvons face à des travaux de réfection et de consolidation relativement modestes, dont la nature est extrêmement exagérée par les inscriptions.
Mme A. Ben Abed Ben Kheder a conclu par des remarques sur l'architecture privée en Afrique à partir des exemples de Carthage et Pupput. L'examen des plans de deux maisons de Pupput (la maison du triclinium en noir et blanc et celle du péristyle figuré) a montré la grande cohérence de ces maisons dans l'évolution de l'architecture domestique africaine, tant du point de vue des plans que de celui du décor mosaïqué.
La maison du triclinium noir et blanc présente les caractéristiques d'un décor mosaïqué géométrique bichrome à la fin du IIe et le début du IIIe siècle. L'introduction de la polychromie correspond à des transformations architecturales importantes au courant des IIIe-IVe siècles. La maison du péristyle figuré, datable du milieu du Ve siècle, aurait été conçue par un personnage qui avait les moyens de construire une grande demeure qu'il dota de bains privés et orna de pavements dont l'un représente un navire à voile, avec une inscription en guise de vœu de bonne navigation, et l'autre au centre du péristyle figure un phare. Il s'agit peut-être d'un riche armateur qui, en pleine période vandale, avait les moyens et trouvait les artisans pour édifier un édifice glorifiant ses activités maritimes.
À Carthage, la maison du triconque dans le quartier des thermes d'Antonin offre un exemple d'une riche maison qui, édifiée à la fin du IIe-début du IIIe siècle, connut une longue évolution avec, notamment, l'adjonction d'une grande salle à triconque en guise d'œcus au cours de la seconde moitié du IVe-début du Ve siècle.