Une question se pose d’emblée lorsque l’on tente d’analyser les événements en cours dans la région arabe, celle de la façon de les désigner. La formule la plus satisfaisante est « processus révolutionnaire » : elle permet de mettre l’accent sur le potentiel du soulèvement sans donner un jugement définitif sur ses résultats, en soulignant le fait que ce qui a été mis en branle par les manifestations de décembre 2010 en Tunisie et s’est progressivement étendu à l’ensemble de la région est encore loin d’être achevé.
Les soulèvements qu’a connus la région ne se limitent pas à la dimension politique démocratique qui a été la leur face à des régimes tous « autoritaires », à des degrés divers. Le moteur profond des événements est le blocage du développement dont pâtissent les économies et les sociétés du monde arabe. Ce blocage est illustré tant au niveau de la croissance particulièrement faible du PIB par habitant en moyenne régionale au cours des dernières décennies qu’au niveau des taux de chômage records qui caractérisent l’ensemble arabe, en particulier le chômage des femmes et des jeunes, avec une surreprésentation des diplômés parmi les chômeurs.
Ces facteurs socioéconomiques sont à l’origine du mécontentement social que les pratiques antidémocratiques ou despotiques des régimes en place ont considérablement exacerbé, jusqu’à l’explosion. La raison du blocage est à chercher dans la nature spécifique du mode de production dominant dans la région. La crise arabe répond à un enlisement qui est bien plus ancien que la crise économique mondiale actuelle, même si celle-ci l’a aggravé. Ce qui bloque le développement dans la région, c’est d’abord et avant tout la prédominance d’États rentiers, patrimoniaux ou néo-patrimoniaux, dans un climat général d’arbitraire et d’insécurité qui inhibe l’investissement privé productif de long terme et favorise la recherche du profit à court terme dans des opérations spéculatives. Cette réalité du secteur privé combinée avec la résorption de l’investissement étatique dans le cadre de la domination mondiale du paradigme néolibéral depuis trente ans explique la crise régionale.
Des facteurs politiques régionaux et internationaux se sont ajoutés à ce tableau socioéconomique. La richesse pétrolière de la région a déterminé le fait qu’elle se soit trouvée au centre d’une attention particulière des puissances qui ont eu le privilège d’accéder à ces ressources avant les autres. La Grande-Bretagne dans les petites monarchies du Golfe comme les États-Unis dans le Royaume saoudien ont consolidé des systèmes sociopolitiques ultra-archaïques afin de pérenniser leur contrôle. Toutefois, l’administration de George W. Bush a rompu avec cette tradition de stabilisation des régimes archaïques croyant tirer ainsi les leçons des attentats du 11 septembre 2001. L’invasion de l’Irak en 2003, suivie de la campagne de « promotion de la démocratie » lancée par l’administration dans la région, ont contribué à la déstabiliser.