Hamóthen, contingence et cheminement dans la création poétique
Répondant à l’invitation de faire quatre conférences dans le cadre d’une réflexion sur la création artistique, nous avons exploré, sous le titre « ἁμόθεν, contingence et cheminement dans la création poétique », et de manière comparative, des représentations de la création poétique dans la poésie archaïque grecque ainsi que dans la poésie moderne.
En partant de l’adverbe ἁμόθεν au vers 10 du premier chant de l’Odyssée, signifiant « d’un point quelconque », à savoir, dans l’ensemble des thèmes traditionnels propres au retour d’Ulysse, le « point » que choisira la Muse pour l’aède qui demande son assistance, nous avons voulu indiquer le point d’articulation entre contingence et cheminement. C’est le choix de la Muse qui va orienter la composition de notre odyssée, jusque-là une « affaire ouverte » qui aurait pu trouver une réalisation autre, sans que se trouve contredit le thème traditionnel du retour d’Ulysse.
Quelques poèmes français du XXe siècle ont été introduits pour permettre une mise en perspective du champ ouvert où interviennent la Muse et la page blanche du poète moderne, notamment Desnos, Ponge, ou encore Apollinaire avec Le Musicien de Saint-Merry, racontant le parcours d’un flûtiste aveugle dans le quartier Beaubourg, parcours guidé non pas par l’impulsion d’une instance religieuse comme la Muse d’Homère mais par ce qu’Apollinaire appelle la « joie d’errer », situant ainsi son entreprise sous le signe de la contingence et montrant une solide foi dans le hasard créateur.
Nous avons par la suite cherché à approfondir le concept du chemin dans son rapport à la création. L’Hymne homérique à Hermès, étudié par Norman O. Brown (1947) et par Laurence Kahn (1978), a été abordé en tant que récit cartographiant la Grèce, de l’Olympe jusqu’en Arcadie. De la Rome antique, nous avons tourné le regard vers le capitalisme du XXe siècle et, à la suite de Walter Benjamin, vers le monde des passages parisiens, hauts lieux du capitalisme triomphant. C’est dans ce monde-là que naît, sous la plume de Lautréamont, l’une des images les plus célèbres de la « rencontre fortuite » surréaliste, rencontre qui exprime ici la beauté : « Beau comme la rencontre fortuite entre une machine à coudre et un parapluie. » L’image est originaire de la rue Vivienne, puisque le jeune homme si « beau » se trouve précisément là, non loin de l’adresse de Lautréamont lui-même : 15 rue Vivienne. Si Lautréamont, par la « rencontre fortuite », se trouve du côté de la contingence, il est peut-être plus surprenant de le retrouver sous le signe du cheminement. Pourtant, une relecture de la première phrase des Chants de Maldoror confirme que tel est le cas. Les Chants sont considérés par leur auteur comme traversés par un chemin ; chemin déconseillé par la Vieille grue, dont la prudence n’est pas moins grande que celle du Diomède d’Asunção. Au début de l’Odyssée, c’est à l’aède, aidé par la Muse, de « choisir » ; au début des Chants de Maldoror, c’est au lecteur, secouru par la Vieille grue, de le faire – pour éviter les dangers d’un point d’arrivée lointain.