Pour introduire mon propos, j’invoquerai la réflexion critique sur la « modernisation » de Katô Shûichi (1919-2008), intellectuel japonais « pacifiste et anti-nationaliste ». Dans son essai de 1957, intitulé En quoi nous faut-il encore la modernisation ?, l’auteur distingue deux versants de la modernisation, le versant industrialisation et le versant démocratisation, les deux versants devant normalement aller de pair. Or, selon Katô, le Japon d’avant-guerre, régi par le « système de l’empereur », a certes réussi dans l’industrialisation, mais au prix du déficit démocratique et des droits de l’homme souvent bafoués. La modernisation du Japon qui a été boiteuse reste encore incomplète. Il nous faudra donc aller plus loin dans la voie de la modernisation pour bien asseoir la démocratie fondée sur les libertés individuelles. J’ajouterai que Katô est un des premiers à avoir signalé le lien indissociable entre atome militaire et atome civil, en dénonçant la campagne mensongère de « l’usage pacifique du nucléaire ».
Dans mon premier cours sur l’histoire de la modernisation du Japon, j’ai remarqué d’entrée de jeu que le mot d’ordre de l’époque Meiji (1868-1912) n’était pas la modernisation, mais la civilisation文明開化, prônée par Fukuzawa Yukichi (1834-1901), le philosophe le plus influent des Lumières japonaises et l’auteur du Traité de civilisation (1875). Quant à la modernisation 近代化, ce n’est qu’après la dernière guerre que le thème trouve sa place dans le débat au cours des années 1950-1960.
Précisons que le projet de civilisation du gouvernement de Meiji consistait à construire un État-Nation moderne selon le modèle occidental. Mais le Japon moderne est condamné dès le départ à une sorte de schizophrénie. Il connaîtra l’alternance cyclique des deux tropismes contradictoires : assimilation à (de) l’Occident et son rejet, occidentalisation et retour aux sources japonaises, internationalisme et nationalisme. Le complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Occident devra être compensé par la domination des voisins asiatiques. D’où l’ambiguïté problématique de l’« asiatisme » japonais, souvent lié au nationalisme par réaction contre l’Occident. En revendiquant la solidarité avec les peuples asiatiques pour contrecarrer l’impérialisme occidental, il finira par basculer dans la logique de justification de l’expansion militaire du Japon en Asie.