Tout l’effort des Lumières consiste à penser les contradictions et les ambivalences de la modernité
Historien spécialiste des Lumières, Antoine Lilti nous invite à porter un regard différent sur cette période historique dont la pensée nous influence toujours, que ce soit dans les domaines politiques, économiques ou encore dans notre conception de l’écologie. Il devient titulaire de la chaire Histoire des Lumières, XVIIIe-XXIe siècle du Collège de France en 2022.
Vous expliquez que nous assistons à un « renouveau » de l’esprit des Lumières. Comment ce phénomène se manifeste-t-il ?
Antoine Lilti : Les Lumières bénéficient d’un regain d’attention depuis une vingtaine d’années. Elles n’étaient pas oubliées, mais elles étaient un peu négligées, sans doute parce qu’elles semblaient trop consensuelles. Il y avait un relatif accord sur les acquis des Lumières, comme la liberté d’expression, le progrès scientifique, la sécularisation, ou encore la tolérance. Tous ces points n’étaient plus vraiment discutés.
Or deux phénomènes se sont produits. D’une part, les Lumières ont été à nouveau critiquées et contestées, non seulement par des courants réactionnaires, comme certains populismes nationalistes, mais aussi par la pensée postcoloniale qui pointe les limites des Lumières et les accuse de compromission avec le colonialisme européen. D’autre part, notre époque, avec son lot d’incertitudes, fait ressurgir les débats philosophiques des Lumières à travers les controverses sur la laïcité, la crise écologique ou encore sur les réseaux sociaux et le complotisme.
Peut-on dire que les débats contemporains sur le complotisme opposent les partisans d’un esprit des Lumières et les autres ?
La lutte contre le complotisme est souvent menée au nom des Lumières, pour rétablir les droits de la raison et de la science contre la rumeur et les fake news. Le rapport de la commission sur la lutte contre la désinformation, publié cet automne, s’intitule d’ailleurs « Les Lumières à l’ère numérique ». Ses auteurs considèrent que l’idéal d’un débat public rationnel, porté par les Lumières, est menacé par le « chaos informationnel » issu de la révolution numérique.
La réalité se révèle plus complexe. Les Lumières sont fondées sur l’idée que chacun peut argumenter et se faire un avis par lui-même, ce qui suppose la remise en question des autorités traditionnelles, au bénéfice de la critique. À certains égards, ceux qui dénoncent des complots se réclament eux aussi de cet idéal de la critique et du libre examen des vérités établies. Mais ils poussent cette logique à l’extrême (et parfois jusqu’à l’absurde), alors que les Lumières cherchent à préserver certaines autorités, notamment savantes et intellectuelles.
Ce qui m’intéresse, c’est que ce débat rejoue des controverses qui étaient très importantes au XVIIIe siècle : jusqu’où peut aller la liberté d’expression ? Où doit s’arrêter la critique ? Quelle est la légitimité des institutions savantes ? Comment lutter contre ceux qui utilisent la liberté de la presse pour répandre de fausses nouvelles ou attiser des passions mauvaises ? Les philosophes des Lumières étaient très conscients que rien n’est plus difficile que de faire exister un espace public éclairé. Leurs débats méritent d’être redécouverts, au-delà des lieux communs.
Nous vivons dans une période de doutes et d’incertitudes. Cette situation peut-elle être comparée à celle des Lumières et de la Révolution française ?
Le XVIIIe siècle, comme notre monde contemporain, est une période de profonde mutation. Le monde change très vite. L’Église perd progressivement son emprise sur les croyances et les mœurs ; les sociétés traditionnelles entrent dans la modernité avec l’essor des villes, du commerce, de la consommation ; les livres et les journaux deviennent des objets plus répandus ; enfin, les Européens accentuent leur emprise sur les autres continents. Les philosophes, les savants, les écrivains ont conscience de vivre une époque nouvelle, une véritable révolution sociale, économique et culturelle. Tout l’effort des Lumières consiste justement à rendre compte de ces transformations, à penser les contradictions et les ambivalences de la modernité.
Bien sûr, notre situation est différente. Nous n’avons ni les mêmes outils, ni les mêmes expériences, ni les mêmes illusions. Pourtant, sur certains plans, nos inquiétudes contemporaines ne sont pas si différentes. Par exemple, nous croyons souvent que les philosophes du XVIIIe siècle étaient optimistes, qu’ils voyaient l’avenir comme une ère de progrès indéfinis. En réalité, ils étaient aussi inquiets. Ils croyaient aux vertus de la connaissance, ce qu’ils appelaient justement les « lumières », mais ils se demandaient comment faire en sorte que le progrès du savoir s’accompagne d’un progrès moral des sociétés et permette aux gens d’être heureux. En ce sens, nous avons beaucoup à apprendre des débats des Lumières, lorsque le progrès était encore une question, pas une religion.
En quoi les Lumières peuvent-elles nous aider à aborder le débat actuel sur la crise écologique ?
Nous considérons souvent que la crise écologique résulte d'un « culte » du progrès scientifique et technique qui trouverait son origine au dix-huitième siècle, chez des penseurs comme Condorcet, l’auteur d’une Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain. En réalité, les théories du progrès que nous connaissons datent surtout du XIXe siècle. Elles coïncident avec l’arrivée de la révolution industrielle, l’essor de l’idéologie de la modernisation et de la philosophie de l’histoire. Cette vision du progrès a été incarnée, dès le XIXe siècle, par des penseurs comme Auguste Comte. Nous avons projeté cette vision sur le XVIIIe siècle, alors que les débats de cette époque se révèlent bien plus complexes. En effet, le Siècle des lumières voit aussi naître une forme de conscience écologique, attentive à la place de l’homme dans la nature et à la préservation de celle-ci. On peut penser à Jean-Jacques Rousseau et à Bernardin de Saint-Pierre, ou à des personnages moins connus comme Pierre Poivre, qui a été administrateur de l’île de France (l’actuelle île Maurice). Des travaux récents nous permettent de redécouvrir ces débats et de comprendre que la réflexivité environnementale a une longue histoire. Plutôt que d’accuser les Lumières, nous pouvons essayer de réfléchir, aujourd’hui, à des formes de progrès respectueuses de l’environnement sans abdiquer le rôle émancipateur du savoir.
Le travail des historiens a-t-il, selon vous, participé à façonner l’image d’Épinal que nous avons de cette époque ?
Les historiens, mais aussi les philosophes et les historiens de la littérature, ont parfois présenté les Lumières comme l’origine de toutes les valeurs des sociétés démocratiques modernes. Souvent, il s’agissait de les défendre dans des moments de grande tension idéologique, d’en faire un outil du combat intellectuel. Il faut garder à l’esprit que les Lumières ne sont pas un objet historique comme un autre. Elles ne désignent pas qu’une simple période historique, mais aussi un mouvement intellectuel devenu un héritage politique. C’est pour cela qu’il faut également écrire l’histoire de cette historiographie des Lumières. D’autant que celles-ci ne sont pas seulement un objet d’étude scientifique, mais aussi un thème largement diffusé dans la société par l’école, le discours politique, les représentations médiatiques. Pensons à la fameuse phrase si souvent citée de Voltaire : « je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous puissiez vous exprimer ». Tous les spécialistes savent qu’il ne l’a jamais prononcée. Pourtant, elle continue à circuler, car elle résume bien une certaine image des Lumières – identifiées à la liberté d’expression inconditionnelle –, image qui n’est pas vraiment fausse, mais qui est très simplificatrice.
Comment réintroduire de la profondeur dans l’étude historique de cette période fondatrice de la modernité ?
Plutôt que de chercher à réduire les Lumières à une doctrine philosophique, je pense qu’il vaut mieux les aborder comme un espace de débats et de controverses. La plupart des auteurs et des autrices du XVIIIe siècle sont en désaccord sur de nombreux sujets. Il faut donc restituer cette pluralité, cette diversité. En outre, l’histoire des Lumières ne doit pas rester un inventaire abstrait des idées. Elle est indissociable du contexte économique, social et culturel de l’époque et des profondes transformations qui bouleversent alors les sociétés européennes au XVIIIe siècle, et qui ont des conséquences dans le monde entier.
Il faut également avoir une conception plus large de la géographie des Lumières. Pendant longtemps, elles étaient identifiées, pour l’essentiel, aux encyclopédistes parisiens. Au mieux, on étudiait ensuite leur « rayonnement » ou leur « diffusion » dans le reste de l’Europe. Aujourd’hui, nous étudions les Lumières comme un phénomène européen, avec des déclinaisons locales qui ont leur particularité (les Lumières écossaises, par exemple, autour de David Hume et Adam Smith).
Nous pouvons aller plus loin et étudier les circulations des œuvres et des idées hors d’Europe : en Amérique du Nord, bien sûr, mais aussi, dès le XVIIIe siècle, dans l’Amérique espagnole, par exemple au Mexique, ou dans l’Inde en train de passer sous contrôle britannique.
Que peuvent apporter ces connaissances extra-européennes au débat sur les Lumières ?
La rencontre avec des sociétés et des cultures très éloignées a joué de même un rôle important dans la construction des idées de l’époque. Le XVIIIe siècle est par exemple marqué par les grandes explorations du Pacifique, comme celles de Louis-Antoine de Bougainville et de James Cook. Je consacrerai mon cours cette année à cette « découverte » de Tahiti, qui est tout autant une découverte de l’Europe par les Tahitiens, et à ses répercussions.
Par ailleurs, les Lumières ne sont pas seulement européennes. Il existe des Lumières multiples, déclinées selon les circonstances, et qui ont pu être hybridées avec des traditions culturelles ou philosophiques locales, sous l’effet des traductions et des réinterprétations. Le Japon de Meiji au XIXe siècle est un exemple très intéressant. Les Lumières y sont pensées comme l’importation volontaire de savoirs occidentaux, mais peuvent aussi s’appuyer sur certaines traditions intellectuelles japonaises. Dans d’autres contextes, les Lumières sont plutôt un héritage colonial, mais ont été retournées parfois contre les colonisateurs. Réfléchir à ces processus, sans nier la singularité des Lumières européennes, doit permettre de pluraliser les Lumières et de penser autrement leur prétention à l’universalité.
La démocratie est en crise. Pensez-vous que les Lumières sont menacées à l’heure actuelle par cette crise ?
Les Lumières, c’est-à-dire cet idéal d'émancipation par le savoir qui repose sur l'autonomie des individus et sur leur capacité à décider de ce qui est juste, sont effectivement confrontées à de nombreux défis. Il faut les défendre, mais sans s’enfermer dans une conception rigide qui ne leur rend pas justice et devient elle-même dogmatique. Le rôle de l’historien n’est pas de dire ce que doivent être des Lumières adaptées au XXIe siècle, mais de montrer que, dans le passé, elles ont nourri des débats beaucoup plus riches et complexes que l’idée que l’on s’en fait parfois, et qu’il est possible de s’en inspirer aujourd’hui.
Prenons un exemple. Certains critiques prétendent que les philosophes des Lumières étaient racistes, colonialistes, qu’ils ont défendu l’esclavage, et que cela discréditerait leurs idéaux. C’est une vision caricaturale qui doit être contestée, car elle sous-estime complètement le fait que les Lumières ont été également une des sources de l'abolitionnisme et de l'anticolonialisme. Néanmoins, c’est une erreur de refuser de reconnaître que de nombreux philosophes du XVIIIe siècle, et non des moindres, croyaient à la supériorité de l’Europe et ont écrit des commentaires méprisants, voire ouvertement racistes, à l’égard des populations africaines ou asiatiques. L’histoire intellectuelle des Lumières doit s’efforcer de comprendre ces contradictions, sans dissimuler les zones d’ombre. Il ne s’agit pas de juger ou de condamner, mais de réfléchir aux ambivalences de la modernité sans fétichiser les Lumières.
C’est une autre façon d’être fidèle à leur esprit, qui est tout sauf dogmatique. Les grands textes de cette période sont dialogiques, ouverts, autocritiques, ironiques. Il n’est pas anodin qu’ils prennent souvent la forme de fictions. Au final, ce qui est le plus intéressant dans les Lumières, ce ne sont peut-être pas les réponses qu’elles ont apportées, mais l'ensemble des questions et des débats qu’elles ont soulevés, et la manière dont elles l’ont fait.
Propos recueillis par Emmanuelle Picaud