Entretien avec Louis Fensterbank
Spécialiste de la chimie moléculaire, Louis Fensterbank travaille à développer de nouvelles méthodes de synthèse qui s’inscrivent dans une logique de verdir sa discipline, face aux défis du développement durable et de la transition énergétique. En 2023, il devient titulaire de la chaire Activations en chimie moléculaire au Collège de France.
Comment est né votre intérêt pour la science ?
Louis Fensterbank : Je proviens d’une famille assez bipartite avec, d’un côté plusieurs personnes travaillant dans le droit et le commerce et, de l’autre, une tradition vétérinaire rurale. Quand on grandit entouré de médicaments qui guérissent les animaux, et les oreilles remplies de notions comme la prophylaxie, cela éveille des intérêts. Ma famille possédait une pharmacie en bas de la maison, qui m'a laissé le souvenir d’odeurs assez fortes de produits chimiques ; il y a donc toujours eu cette proximité avec le monde scientifique et technique. Puis, à l’école, le problème était que je m’intéressais à énormément de choses, peut-être trop, d’ailleurs, jusqu’à ce que je tombe, en classe de première, sur un professeur de physique-chimie, qui présentait la chimie de manière tellement simple et ludique que cela m'a beaucoup plu. Et notamment la chimie organique – avec ses aspects de nomenclature et de propriétés des molécules. Alors, j’ai décidé de me lancer dans des classes préparatoires, où le reste de la chimie est somme toute assez descriptif, en particulier la chimie générale, avec des traitements mathématiques qui convoquaient un peu moins l'intuition chimique. Puis, au moment des concours, se posa la question de la vocation réelle. Deux choses m'intéressaient : les écoles de travaux publics et la chimie. Deux options a priori très différentes, mais réunies par un point commun : celui de construire des édifices. Je me suis retrouvé à Lyon, qui abritait un pôle industriel et académique très important de chimie organique. J’y ai passé deux ans avant de faire mon PhD à l’université de l’État de New York à Stony Brook et de revenir en France.
Vous travaillez à développer de nouvelles méthodes de synthèse en chimie radicalaire et organométallique. En quoi cela consiste-t-il ?
En thèse, j'ai travaillé avec un assistant-professeur dont j'étais le premier doctorant et je me suis lancé dans la chimie des organosilylés, des composés possédant une liaison carbone-silicium très riche en opportunités synthétiques. Le silicium est, par ailleurs, le second élément le plus abondant de la croûte terrestre, ce qui le rend très attractif. Avec cette culture de la réactivité des organosilylés, j’ai pu me lancer facilement dans différents projets de chimie radicalaire qui était une des thématiques phares du laboratoire de Jussieu – que j’avais rejoint en tant que chargé de recherche au CNRS. Il s’agit d’une chimie de construction pour obtenir de nouveaux objets moléculaires. En effet, un radical[1] très réactif peut s'additionner sur une double ou une triple liaison pour former un nouvel intermédiaire très réactif, qui peut de nouveau s'additionner sur une insaturation, et ainsi de suite. Nous étions dans un objectif de maximiser ces réactions d’addition mais en version intramoléculaire, ce qui correspond à des processus de cyclisation, autrement dit : nous voulions produire des molécules polycycliques à haute complexité par des cascades dites radicalaires. Pour promouvoir la formation de radicaux, nous utilisions un médiateur comme l’hydrure d'étain en présence d’une petite quantité d’initiateurs, et en nous appuyant sur les données cinétiques, nous avons découvert beaucoup de nouvelles réactivités, inventé des réactions transposables à la synthèse de produits naturels, etc. Le problème de cette chimie, c'est que l’hydrure d’étain est utilisé de façon stœchiométrique, c’est-à-dire en quantité identique à celles des produits de départ. Outre sa propre toxicité, il évolue au cours des réactions en de nouveaux dérivés eux aussi toxiques et qui polluent les produits finaux de la réaction. Les conditions réactionnelles n’étaient pas idéales, avec la nécessité de chauffage et l’utilisation du benzène comme solvant (banni aujourd’hui à cause de sa toxicité), ni compatibles avec une montée en échelle. En effet, les réactions sont effectuées à de faibles concentrations et pour obtenir quelques grammes de produit, il fallait travailler avec des ballons de plusieurs litres, ce qui est totalement aberrant. Il y a donc eu une prise de conscience de la nécessité de verdir cette chimie, ce qui a fait bouger cette discipline à la fin des années 1990.
De quelle manière la discipline a-t-elle été « verdie » ?
Les alternatives n'étaient pas vraiment claires, et l'option d’engendrer des radicaux par réaction d'oxydoréduction (redox)[2] était encore assez peu développée, surtout en utilisant un catalyseur[3]. La discipline s'en est trouvée moribonde pendant plusieurs années. Puis, a resurgi la catalyse photo-redox qui était bien connue chez nos collègues inorganiciens, mais quasiment pas utilisée en chimie organique : une belle illustration du cloisonnement des communautés qui a été préjudiciable à de nombreuses occasions. Cette méthode d’activation repose sur l’utilisation d’un complexe métallique ou d’un colorant comme photo-catalyseur et dont l'état excité a des propriétés redox. En 2010, nous avons été les premiers en France à réexaminer cette nouvelle voie pour engendrer des intermédiaires radicalaires. Actuellement, c’est devenu la méthode de choix pour engendrer des espèces radicalaires. Nous avons alors réalisé qu’il est possible d’engendrer un radical de façon catalytique, mais aussi de l'engager dans un cycle organométallique de couplage au nickel[4], les deux cycles marchant de façon coopérative par un échange d’électrons. On arrive ainsi à faire des couplages croisés ; une méthodologie de synthèse très utilisée dans l'industrie pharmaceutique pour la construction de la plupart des médicaments, par exemple, et qui repose principalement sur le palladium comme catalyseur. Or, si ce dernier est un métal très polyvalent, chimiquement, et donc très utilisé, il est aussi très cher, et ses gisements naturels sont aux mains d’une poignée de pays, contrairement au nickel moins cher et plus répandu sur le globe. Il y a clairement une notion de géopolitique à prendre en compte dans l’approvisionnement en matériaux nécessaires pour la chimie ! Ces nouveaux couplages croisés résultant d’une catalyse duale photoredox-Ni offrent également des conditions plus douces de température et permettent de varier les partenaires de couplage, et donc de connecter des fragments qui ouvrent de nouveaux espaces moléculaires plus riches en propriétés que les produits moléculaires obtenus avec les couplages au palladium. Le but, in fine, c'est de proposer de nouveaux protocoles de synthèse de nouveaux substrats, reposant sur des mécanismes fiables, pour que d'autres laboratoires académiques ou industriels puissent les utiliser pour diverses applications : chimie médicinale, sciences des matériaux…
Comment le cahier des charges de la chimie verte impacte-t-il votre recherche ?
Il y a d’abord des principes de sécurité évidents : éviter les solvants et réactifs toxiques et explosifs, favoriser leur contrepartie verte issue de la biomasse, réduire les effluents des synthèses, synthétiser des produits sans impact environnemental. Il y a également des injonctions plus « chimiques » comme l'économie d'atomes. On veut tirer parti au maximum de la matière engagée initialement, et réduire les déchets. Une autre piste d'amélioration consiste à comprimer le nombre d'étapes ; c’est-à-dire que nous allons favoriser les réactions qui permettent de passer d’une molécule A à une molécule B en moins d'étapes possibles. Enfin, beaucoup de réactions ne sont pas spontanées et ont besoin d’une activation – thermique ou photochimique – qui demande un investissement énergétique non négligeable, voire, dans certains cas, très élevé. C'est pour cela que l'on veut rendre catalytiques un maximum de procédés. On en revient au problème de la catalyse, à savoir, qu'est-ce qu'un « bon » catalyseur ? Depuis une vingtaine d’années, la catalyse homogène à l’or a donné naissance à de nouvelles transformations permettant d’avoir des architectures moléculaires très originales. Bien sûr, l’or est cher et rare, mais sa distribution géographique est plus favorable. En contraste, il y a le fer, un métal extraordinaire, très abondant, mais très compliqué, car il échange facilement ses électrons et peut avoir une sensibilité très forte vis-à-vis de l'oxygène. Il faut généralement l’habiller de ligands élaborés pour contrôler sa réactivité. Donc chaque système a ses limites. Et puis, on est conscient que certains métaux sont en pénurie, d'où l'idée d’employer des catalyseurs organiques, dérivés du carbone. Un autre élément très intéressant, juste en dessous du carbone dans le tableau périodique et dont on a déjà parlé, est le silicium. On peut imaginer l'utiliser comme centre catalytique, ce qui est assez excitant. Et puis, il y a aussi d'autres modes d'activation : la mécanochimie – c'est-à-dire sans solvant, juste par broyage mécanique. La biocatalyse, notamment avec les enzymes améliorées par évolution dirigée, est aussi en pleine expansion. N’oublions pas l’automatisation des procédés sous contrôle de l’IA. Le chantier de la chimie verte est donc très vaste et protéiforme. Les progrès sont rapides, mais il y a urgence !
Le développement de nouveaux édifices moléculaires fonctionnels est essentiel à de nombreuses approches transdisciplinaires. En tant que chimiste, quel est votre degré d’interaction avec les domaines d’application qui jouissent de vos travaux ?
Effectivement, en tant que chimistes, nous avons cette chance fabuleuse de travailler à une échelle de la matière qui peut être une source d'explications, de solutions et de progrès pour beaucoup de disciplines. En physique avec les matériaux ; en sciences du vivant avec les sondes moléculaires, les médicaments ; dans le domaine du patrimoine pour l’étude du vieillissement des pigments des peintures, etc. On va donc interagir avec de nombreux collègues dans une large variété de domaines, ce qui dans certains cas occasionne de la synthèse à façon, mais qui reste intéressante pour la simple raison qu’il y a une cible précise à atteindre et qu’il faut la produire en quantité suffisante ! Ce genre d’entreprise peut même amener à développer une nouvelle méthodologie. Ainsi, depuis quelques années, nous nous intéressons à la mobilisation de l’élément silicium dans le vivant et notamment comment y implanter la liaison carbone-silicium (C-Si) qui est demeurée absente malgré l’abondance de cet élément. Dans ce cadre pour introduire une fonction Si(OH)3 sur des amino-acides, nous avons mis au point une nouvelle méthode de formation de la liaison C-Si. Nous travaillons également avec des industriels dont les attentes peuvent aller de l’acquisition d’une méthodologie à la compréhension des mécanismes réactionnels impliqués dans des procédés. Aujourd’hui, la transdisciplinarité est bien plus encouragée au travers de nombreux appels d’offres. Malgré tout le disciplinaire doit rester soutenu, car on ne pourra être performant pour le transdisciplinaire que si l’on reste innovant dans l’art de la synthèse moléculaire.
Vous avez été responsable du master de chimie de Paris-Centre pendant sept ans, et accédez en 2023, à la chaire Activations en chimie moléculaire du Collège de France. Quelles sont vos attentes vis-à-vis de cette chaire ? D’après vous, quelle place l’enseignement doit-il occuper dans la vie d’un chercheur ?
J'ai accédé à la direction de ce master au moment où il fallait créer une nouvelle maquette pour le cursus. Avec mes collègues des établissements de Paris-Centre, nous sommes partis du constat qu'il fallait élargir les horizons de notre discipline et offrir aux étudiants la possibilité de suivre des formations transversales pour abattre les cloisons disciplinaires. Organiciens et inorganiciens avaient par exemple tout intérêt à dialoguer et proposer des enseignements communs. De même la communauté des polyméristes avait un savoir incroyable en chimie radicalaire et échangeait assez peu avec les molécularistes radicalaires… Cette notion de chimie moléculaire élargie qui s’étend de la biologie chimique aux matériaux inorganiques – où la molécule est clé de voûte – s'est progressivement installée partout dans le monde, ces vingt dernières années, pour le bénéfice de tous. Ayant été chercheur au CNRS puis professeur d'université, j'ai connu les deux régimes, ce qui est une chance. Le contact avec l'enseignement et les étudiants est fondamental pour un chercheur, car c'est une façon de se confronter sans cesse à d’excellentes questions et donc de réévaluer le savoir. La chimie est vraiment une science centrale qui a besoin d'acteurs investis et passionnés, car les défis environnementaux actuels reposent beaucoup sur elle, et ces questionnements nécessitent un investissement de la nouvelle génération que j'aime stimuler. Il faut contrer tout ce qui peut se dire et qui n'aurait aucun sens. Je dirais même que l'enseignant, à quel niveau que ce soit, joue un rôle extrêmement important à la fois de vigilance, de transmission et d’encouragement. Je suis très reconnaissant vis-à-vis de mes pairs du Collège de France d'avoir choisi cette thématique de la chimie moléculaire et de m’avoir confié la chaire associée. Il s’agit d’un porte-voix unique. Les cours et les séminaires seront l’occasion de suivre les évolutions de domaines établis mais aussi de diffuser les thématiques plus émergentes, et aussi d’impliquer différents acteurs de la scène chimique française et internationale.
Propos recueillis par William Rowe-Pirra
Glossaire
[1] Radical ou intermédiaire radicalaire : entité réactive possédant un électron non apparié, et dans le cadre de cette discussion, l’électron est centré sur un atome de carbone.
[2] Catalyseur : agent qui accélère la vitesse d’une réaction chimique sans entrer dans son bilan.
[3] Oxydoréduction : réaction chimique durant laquelle a lieu un transfert d’électron. L’espèce chimique réceptrice est l’oxydant, l’espèce qui le cède est le réducteur.
[4] Couplage croisé : réaction qui permet de lier deux fragments moléculaires par formation d’une liaison carbone-carbone à l’aide d’un catalyseur.