En compagnie des juristes romains, découvrir les implicites de notre culture
Dario Mantovani est un juriste historien. Ses travaux portent principalement sur le droit romain en tant que technique de pensée, outil de gouvernement des rapports sociaux et expression de la société romaine.
Si l’on considère l’emprise que le droit romain a exercée, à partir du XIe siècle, sur l’Europe, comprendre ce riche patrimoine interprétatif signifie se réapproprier un élément fondamental de la tradition juridique européenne et s’exercer, aussi pour notre temps, à une technique de solution raisonnée des conflits.
Depuis 2018, Dario Mantovani est professeur titulaire de la chaire Droit, culture et société de la Rome antique au Collège de France.
Votre chaire au Collège de France s’intitule « Droit, culture et société de la Rome antique ». A-t-on tendance à isoler le droit romain de son contexte historique ?
Dario Mantovani : L’idée que nous nous faisons aujourd’hui du droit romain est liée au rôle qu’il a eu depuis le XIe siècle. À compter de cette époque, il a été appliqué dans presque tous les pays européens et, de ce fait, utilisé dans d’autres contextes que celui de son origine. Ces différentes vies successives du droit romain sont allées de pair avec une perte d’historicité. Pour contrer ce risque d'aplatissement, je m’intéresse à la contextualisation du droit romain dans l’Antiquité, plutôt qu’à son réemploi dans l’époque contemporaine, d’où le titre de ma chaire. Néanmoins, je suis très conscient du rôle que le droit romain a eu dans l’imaginaire juridique et institutionnel de l’Europe. C’est pourquoi j’ai le souci de dévoiler les implicites, les traces qu’il a laissées dans notre pensée, dans notre vocabulaire. Mon travail de contextualisation consiste donc à réactiver la conscience du droit romain « tel qu’il a été » et, en même temps, à le repérer dans ce qu’on pourrait appeler notre « inconscient juridique ».
Dans vos travaux, vous essayez d’avoir, dites-vous, un point de vue interne sur le droit romain. Qu’entendez-vous par là ? Est-ce que ce point de vue vise à comparer nos sociétés contemporaines à la société romaine ?
Lorsque je lis les textes qui constituent le droit romain, j'essaie d'adopter le cadre mental de leurs auteurs. J’applique aux hommes et femmes de l’Antiquité la « sociologie compréhensive » de Max Weber. Autrement dit, j’estime que ce qui est intéressant, ce n'est pas de donner mon point de vue sur les Anciens, mais plutôt de comprendre leur propre pensée : pour le dire autrement, de repenser ce qu'ils pensaient. Pour comprendre les produits de l’esprit d’une époque, il faut en quelque sorte l’habiter : j’ai le sentiment d’avoir passé la majeure partie de ma vie en compagnie des juristes romains et parfois de grands esprits comme Cicéron, qui fait partie de mes auteurs préférés. Une bonne connaissance du latin est indispensable : j’ai du mal à comprendre, à dire vrai, comment on peut se passer d'une bonne connaissance de la langue des documents que l’on étudie. C'est comme si l’on s’expatriait sans essayer de parler la langue du pays qui nous accueille, sans que cela implique d’oublier sa propre langue, sa propre culture.
Je ne cherche pas à comparer la société contemporaine à la société romaine, car il faudrait trouver un point de comparaison, ce qui risquerait de les uniformiser artificiellement. Mais se poser la question de ce qui est comparable aide justement à libérer le droit romain des diverses déformations qui lui ont été imposées au fil du temps.
Votre corpus de recherche est constitué des textes des juristes romains. De quoi s’agit-il exactement ? Qui étaient ces juristes et comment leurs textes nous sont-ils parvenus ?
Les juristes romains étaient des particuliers qui se distinguaient simplement par leur expertise, par un savoir qui leur était spécifique. Aristocrates, appartenant à l’élite romaine, ils pouvaient consacrer une partie de leur temps à répondre à des questions de droit. Cette activité leur permettait sur le plan personnel de gagner une clientèle et, sur le plan collectif, de contribuer à la gouvernance de la cité. Les juristes entamaient souvent une carrière politique et, pour devenir préteurs ou consuls, avaient besoin du vote du peuple. Cet échange de savoir contre le soutien matériel et politique d’un cercle de clients était typiquement aristocratique ! Les juristes conseillaient également les magistrats, ceux qui administraient la justice, et se retrouvaient ainsi au cœur du système juridique. Les sources de droit étaient variées : lois, décrets du Sénat, édits des magistrats, et plus tard, constitutions impériales, ces normes émises par les empereurs à partir d’Auguste. Les juristes étaient capables de faire la synthèse de toutes ces sources et de les mettre en relation avec les cas qu’on leur soumettait. L’élaboration du droit romain reposait donc en grande partie sur l’expertise de ces juristes.
Après avoir été consultés par les magistrats, certains juristes, qu’on peut appeler les « juristes écrivains », transcrivaient leurs opinions par écrit. Cette littérature juridique romaine a commencé au début du IIe siècle av. J.-C., et son apogée se situe aux IIe-IIIe siècles apr. J.-C. Au VIe siècle, à la fin de l’histoire romaine, l’empereur Justinien a jugé opportun de faire rédiger une anthologie de cette littérature juridique, le fameux Digeste. Avec cet ouvrage, dont le nom renvoie à l’idée d’une recompilation organique (« digérée »), Justinien a voulu réduire cette littérature à une forme s’approchant des textes de loi. Pour ce faire, il a malheureusement évacué des textes la plupart des controverses entre les juristes, qui reflétaient souvent des valeurs et des opinions différentes. Ces hommes étaient, pour le dire avec les mots d’aujourd’hui, des intellectuels qui, parfois sur plusieurs siècles, dialoguaient de façon acharnée, brillante, agonistique.
C’est par le Digeste que ces textes nous sont principalement parvenus ?
Oui ! Au-delà du fait que le Digeste a légèrement déformé les textes d’origine, en ne gardant souvent que les conclusions des débats qu’ils présentaient, il ne propose que des extraits des œuvres des juristes : nous ne les connaissons donc pas dans leur intégralité. Le Digeste nous est parvenu par plusieurs manuscrits, dont un qui a été apporté sans doute de Constantinople à l'époque de Justinien, après la reconquête de l’Italie. Conservé à Florence à partir de 1406, il fut gardé avec tous les égards qui convenaient à son aura.
Par ailleurs, au Moyen Âge, à la Renaissance et jusqu’au XVIIIe siècle, il y avait en circulation des milliers de copies indirectes de ce manuscrit partout en Europe. De nombreuses universités possèdent encore dans leur bibliothèque un ou plusieurs manuscrits médiévaux du Digeste, preuve tangible de sa diffusion ! À côté du Digeste, d’autres textes, rédigés également par Justinien, nous ont transmis le droit romain : les Institutes, un manuel pour l'enseignement pensé pour Byzance, mais qui a formé des dizaines de générations de juristes dans le monde ; le Code, recueil des lois promulguées par les empereurs ; et les Novelles qui compilent les lois plus récentes de Justinien et de ses successeurs. Ce corpus du droit civil, le Corpus juris civilis en latin, est donc à la base de la culture juridique et politique de l’Europe et nous donne les mots de notre vivre-ensemble.
Pourquoi le Digeste est-il si important aujourd’hui encore ?
Comparé aux autres textes du Corpus juris civilis, le Digeste a la particularité de contenir des raisonnements, ceux des juristes que j'ai mentionnés plus haut. Cette pensée a été comprise, et continue de l’être, comme le droit issu « de la raison humaine ». Il ne s'agit, bien sûr, que d'une idéologie, d'une exagération, qui vise à légitimer ce droit ; mais cette stratégie de légitimation, et aussi la grande qualité de ce droit lui ont permis de s'imposer dans notre monde, qui était très différent par rapport à celui de son origine, et de devenir, au fond, la façon même dont on pense le droit en Occident. Le Digeste a aussi été un point de départ commun à beaucoup de disciplines, comme l’économie, qui a été forgée – avant de devenir une discipline liée aux mathématiques – à partir de catégories contenues dans ce texte, c’est-à-dire élaborées il y a deux mille ans par les juristes au travail dans la Rome antique. Équité, bonne foi, humanité, mais aussi le contrat, la personne, etc., sont autant de concepts et de valeurs du Digeste qui nourrissent nos catégories mentales. Il y a une valeur exemplaire à ces notions et la difficulté pour moi est de me tenir en équilibre entre deux postures : replacer le droit romain dans son contexte, et valoriser ce dépôt d'idées et de raisonnements très subtils.
Le corpus juridique romain, c’est aussi des fragments de textes indépendants des textes de Justinien. Vous avez dirigé une recherche collective qui a permis d’enrichir considérablement ce corpus…
Avec de jeunes et brillants papyrologues, au sein du programme RedHis, financé par le Conseil européen de la recherche (CER), nous avons exploré les collections papyrologiques du monde entier à la recherche de papyrus et de parchemins des textes juridiques romains. Nous avons presque doublé le nombre de fragments de copies de livres juridiques connus à ce jour. Cela a permis de démontrer que, même si vers 300 apr. J.-C. les juristes romains ont cessé de produire de nouveaux ouvrages, il y a eu dans l’Antiquité tardive une intense circulation de la littérature juridique des époques précédentes. Jusqu’ici, on pensait que l’Antiquité tardive était une période de rupture où les ouvrages des juristes n’étaient pas bien compris. Notre recherche démontre le contraire : grâce aux livres écrits par les juristes précédents, toujours copiés et lus, il y a eu une très longue stabilité du droit romain, qui a été un véritable outil du gouvernement romain sur le monde méditerranéen. Aujourd’hui, les éditions modernes du Digeste se trouvent facilement, nul n’est besoin pour le lire d’aller consulter son manuscrit à Florence ! Or, pour moi, passer d’une consultation des textes par le biais d’un livre imprimé à un contact direct avec un papyrus du IVe siècle a été une étape majeure dans la prise de conscience que la pensée juridique avait un corps, une matérialité. Au bout du compte, cela m'a conduit à considérer ces écrits comme des textes littéraires : l’idée est de concevoir l’espace littéraire antique comme un espace gradué, incluant, pour ce qui concerne la prose, les discours des orateurs, qui ont toujours été valorisés comme littérature, mais aussi les textes d’histoire, de philosophie… et les textes juridiques. C’est parce que le droit romain a eu un rôle particulier dans l’histoire européenne qu’il a été invisibilisé du corpus littéraire. J’ai toujours rêvé d’écrire une anthologie de la jurisprudence romaine comme il en existe pour la poésie française ! Pour lire ces textes, je ne peux qu’inviter les lecteurs à s’emparer de tous les outils d'analyse que des générations de savants ont développés pour l’étude de la littérature latine et grecque.
Vous évoquez dans vos recherches les « points de contact » entre les textes juridiques et tous les autres textes, c’est-à-dire des mots ou expressions communs qui signent l’appartenance à une même culture. Comment repérez-vous ces points de contact, et pouvez-vous en donner un exemple ?
Nous vivons à l’ère du numérique, ce qui simplifie la recherche des occurrences. Mais au-delà de cet aspect pratique, il faut être ouvert aux résonances entre les textes. Quand on fait de l’histoire du droit, on imagine qu’il faut connecter le droit à la société qui l’entoure, mais cela s'avère difficile, car ce sont deux choses différentes : la société est un ensemble de phénomènes, et le droit est un discours. Comment dès lors mettre en relation les normes juridiques et la société ? La seule façon d’y arriver c’est de mettre en relation le droit avec d’autres discours, de choisir des champs homogènes, en somme. Parfois, ce sont des traces minimes qui nous permettent de faire le lien comme par exemple la présence du même mot « vestigium », utilisé par le juriste Nerva et chez Virgile dans des contextes comparables, qui permet de déceler des idées similaires chez le poète et le juriste à propos de l'origine de la société humaine.
Les écrits des juristes romains révèlent un droit perpétuellement en train de s’écrire, souvent à plusieurs siècles d’écart. Cette façon de produire le droit est-elle éloignée de notre pratique contemporaine du droit ?
Du point de vue idéologique, les juristes romains étaient des conservateurs acharnés : à leurs yeux, changer le droit était toujours pour le pire. S’il y a une différence avec l’époque contemporaine, c’est que nous sommes aujourd’hui au contraire dans une idéologie de la réforme. En outre, notre droit contemporain s’occupe d’un champ très étendu comparé à celui du droit romain, qui ne concernait que le patrimoine et certains aspects du droit familial. Aujourd’hui, le droit est utilisé aussi dans le champ technique – par exemple pour établir les règles de la transition énergétique –, où d’autres discours et points de repère existent à côté de la pensée juridique elle-même. Le droit est obligé d’avoir recours à d’autres références, au-delà de son propre vocabulaire. Il a donc beaucoup changé ! Je me méfie toujours des tentatives de réemploi du droit romain pour régler des questions contemporaines, car on essaie de le tendre au-delà de ses possibilités, de son champ d’origine.
Votre regard de juriste historien sur notre époque contemporaine est large. Il vous conduit à questionner les rapports du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), et notre relation à la nature...
J’ai eu l’impression, en plongeant dans le dernier rapport du GIEC, de lire La République de Platon ou le traité Des lois de Cicéron ! Même s'il n'est pas prescriptif, le GIEC nous propose un projet de société, avec un horizon à atteindre, et aussi les moyens pour ce faire, tant sur le plan technique que sur celui de l’organisation de nos sociétés. Les experts du GIEC s'expriment sur les constats scientifiques du réchauffement climatique, sur les prévisions quant aux impacts environnementaux, ainsi que sur des stratégies d’atténuation, autrement dit sur un projet de réforme de nos sociétés. Le fait que ces réformes soient prônées par un groupe d’experts sans qu’elles soient largement discutées, m’étonne un peu. Y a-t-il eu une autre période de l’humanité où des spécialistes proposent tous les cinq ans un modèle de société vers lequel il serait opportun de s’acheminer ? Le risque est de ne pas voir le côté en quelque sorte politique de ces rapports. Il faudrait en faire des lectures publiques, pour mieux les comprendre et se sentir réellement impliqués.
Quant à notre relation à la nature, ce qui m'intéresse est de faire le lien avec le droit romain. Ce dernier est le berceau de l’idée de droit de nature, le ius naturale, qui est un courant de la pensée juridique moderne et aussi à la base de la théorie des droits de l’homme. Nous vivons une transition juridique, pas seulement écologique : une transformation des catégories juridiques est en cours, qui doit nous permettre d’appréhender les changements liés au réchauffement climatique, cette nouvelle réalité. Est-ce que le droit romain a quelque chose à dire sur le droit de l’environnement ? Le problème est que le terme « nature », dans l’expression antique « droit de nature », ne fait pas référence à l’environnement, mais à la nature immanente des êtres humains, la force vitale interne qui pousse tout être à devenir ce qu’il doit être. Cette « nature » est totalement intériorisée. Ce concept est la construction intellectuelle la plus anthropocentrique qu’on puisse imaginer, qui justifie par exemple l'exploitation complète des êtres vivants par l’homme. La vision qu’avaient les Romains de l’environnement n’accordait aucun droit à ceux qui n’étaient pas humains. C’est précisément le contraire qu’on essaie de penser aujourd’hui, avec toutes les difficultés pratiques et aussi conceptuelles que cela implique. Devenir conscients des implicites romains de notre pensée moderne, qui peuvent l'enrichir mais parfois aussi l'alourdir, permet de lui insuffler une énergie nouvelle.
Propos recueillis par Catherine de Coppet