Directeur du Laboratoire de chimie des polymères organiques (LCPO), de l’université de Bordeaux-CNRS, Sébastien Lecommandoux est physico-chimiste. Il s’intéresse à la synthèse et l’auto-assemblage de macromolécules complexes, ainsi qu’à la compréhension des propriétés structurales et fonctionnelles de la matière pour concevoir des polymères inspirés de la nature qui apportent des solutions dans des domaines comme les biomatériaux et la nanomédecine.
En 2024-2025, il est invité à occuper la chaire annuelle Innovation technologique Liliane Bettencourt au Collège de France.
La notion de polymère, dans l’œil du public, est aujourd’hui souvent associée aux plastiques, ou à des matériaux polluants, qui se seraient substitués à des substances plus naturelles dans nos usages. Il s’agit pourtant d’un concept chimique très large ; un polymère est une large structure moléculaire composée de sous-unités capables d’interagir entre elles et pouvant avoir une grande diversité de propriétés. Ces macromolécules donnent les clefs pour résoudre nombre de problématiques sociétales dans les domaines des matériaux, de l’énergie, de la médecine, la pharmacie ou encore les cosmétiques. Depuis les années 1990, Sébastien Lecommandoux, physico-chimiste et directeur du Laboratoire de chimie des polymères organiques du CNRS, à Bordeaux, s’intéresse à comprendre ces matériaux et à les mettre en application dans plusieurs domaines, notamment les sciences du vivant.
Son intérêt pour la science, Sébastien Lecommandoux le développe progressivement durant ses études. De l’optique à la biologie, sa curiosité l’amène à considérer plusieurs choix, mais c’est finalement sur la chimie que se porte son dévolu, poussé par son amour de jeunesse pour la pâtisserie, hérité de sa famille de boulangers. « Je vois dans la chimie l’acte de créer et façonner la matière ; on assemble les atomes et molécules avec l’idée de produire un objet doté de propriétés particulières », explique-t-il. Son doctorat en physico-chimie portant sur les cristaux liquides prolonge sa réflexion et il mène dès lors des travaux combinant la synthèse des matériaux et l’étude de leurs propriétés d’organisation.
Un code pour construire des polymères
Pendant son postdoctorat, effectué à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign, aux États-Unis, s’opère un virage qui le conduit à s’intéresser à la notion d’auto-assemblage. Ce processus est celui par lequel un système composé d’éléments désorganisés s’assemble et se structure de manière autonome, spontanée et programmée. Il peut s’agir, par exemple, de plusieurs petits segments moléculaires ou macromoléculaires qui interagissent entre eux pour s’organiser en des structures ordonnées à plus grande échelle. « La beauté dans ce concept, c'est que l'on peut coder à l'échelle moléculaire une information qui va être transcrite à plus grande échelle en matière d'organisation et de fonctionnalité », remarque-t-il. En d’autres termes, les chercheurs, s’ils comprennent bien comment les différents éléments moléculaires interagissent entre eux, peuvent, en insufflant les bonnes informations au bon endroit, influencer le déroulement du processus d’auto-assemblage pour obtenir un produit doté des propriétés recherchées. Ces informations, ce sont des interactions attractives et répulsives qui permettent à un système d’atteindre un état d’équilibre, et donc d’avoir une structure et un ordre prédéfinis. C’est notamment de cette manière que la nature structure les membranes cellulaires ou que l’on obtient des polymères à l’échelle nanométrique dotés de propriétés particulières d’optique, d’électronique, de mécanique, d’adhésion ou encore de séparation.
De retour en France après son postdoctorat, Sébastien Lecommandoux se met en quête de polymères permettant d’émuler les propriétés des cristaux liquides avec lesquels il a travaillé jusqu’alors. Il se tourne vers les polypeptides, de petites chaînes d’acides aminés semblables aux protéines. Certains de ces polypeptides de synthèse pouvant adopter une forme d’hélice, il les utilise tout d’abord comme modèles pour former des structures hiérarchiques dans la matière et se rend progressivement compte du potentiel d’application de ces polymères fortement inspirés du vivant au-delà de leur capacité de structuration, notamment dans les domaines de la pharmaceutique et de la nanomédecine. Or, l’un des enjeux majeurs de ces domaines réside dans la problématique suivante : comment livrer une molécule thérapeutique à un endroit précis du corps humain, à un moment précis ?
Du liposome au polymersome
Sébastien Lecommandoux s’intéresse à cette question et grâce à son entrée à l’Institut universitaire de France en 2007, il peut consacrer son temps de recherche à développer un grand projet qu’il mène encore aujourd’hui, près de vingt ans plus tard. Son objectif est alors de mettre en place une équipe transdisciplinaire pour travailler sur l’élaboration de nouveaux polymères permettant de transporter des substances actives et de les délivrer à des fins thérapeutiques : l’équipe « Auto-assemblages polymères et sciences du vivant » du Laboratoire de chimie des polymères organiques (LCPO) du CNRS, à Bordeaux, était née. « Nous avons vraiment la volonté de transférer les connaissances et savoir-faire développés dans nos recherches le plus loin possible, ce qui veut dire vers l’industrie, mais aussi et surtout vers l’hôpital », explique-t-il.
Dans ce contexte, il s’attelle à mettre au point des polymersomes. Ces structures moléculaires sont nommées par analogie aux liposomes, des vésicules (ou coques) composées d’une membrane lipidique pouvant encapsuler des substances et les contenir pour les transporter vers un point donné, où elles seront libérées. Les liposomes, déjà largement utilisés dans le monde médical, peuvent résoudre un grand nombre de problématiques de vectorisation et libération de principes actifs, mais pas toutes. « Les polymersomes, construits à partir de polymères, prolongent la gamme de propriétés rendues accessibles par les liposomes, en y ajoutant une grande modularité », raconte le physico-chimiste. L’un des grands avantages de ces polymersomes, par rapport à leurs contreparties lipidiques, c’est qu’ils peuvent être particulièrement stables. Si ce champ de recherche trouve son origine dans le début des années 2000, l’équipe de Sébastien Lecommandoux a été parmi les premières à travailler avec des systèmes à base de polypeptides bio-inspirés, dans une logique de biomimétisme.
Trouver son inspiration dans le vivant
« En chimie des polymères, il est possible de synthétiser des structures très sophistiquées, avec un grand nombre d’informations, précise Sébastien Lecommandoux. Mais pour que nos conceptions trouvent une application chez l’homme, elles ne doivent pas être trop complexes à développer au niveau industriel ou hospitalier. » Le défi n’est donc pas des moindres, car en dépit de cette simplicité nécessaire, les critères peuvent être nombreux et contradictoires. En effet, les polymères doivent être furtifs, c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas interagir avec n’importe quoi dans le corps, car cela pourrait générer des réactions immunitaires ou inflammatoires indésirables et délétères. Pourtant, ils doivent bel et bien être capables d’interagir, en ciblant spécifiquement leur destination, comme une cellule tumorale, par exemple, dans un contexte de traitement du cancer.
« C’est là qu’intervient la notion de biomimétisme, note le physico-chimiste. Pour trouver une solution à ces contraintes, il faut s’inspirer de ce qui se fait dans le vivant, et l’intégrer dans nos démarches de synthèse. » En effet, en biologie, beaucoup de processus et de structures résultent de phénomènes d’auto-assemblage. C’est le cas, par exemple, des membranes biologiques qui délimitent nos cellules. Les chercheurs se concentrent donc sur des polymères biologiques dotés de capacités de ciblage très particulières ; il s’agit de polysaccharides – des chaînes de sucres simples –, de polypeptides ou encore de protéines, assemblés pour former des polymersomes qui imitent les propriétés naturelles trouvées dans le vivant. « On doit faire le choix d’ingrédients capables d’intégrer toutes ces informations sans pour autant produire des structures hypercomplexes. Mais le monde du vivant est dynamique et bouge sans cesse. Donc, si l’on veut le mimer et interagir avec lui, il faut mettre au point des systèmes tout aussi dynamiques. » Lorsqu’une particule interagit avec une cellule, celle-ci peut se reconfigurer, en concentrant par exemple ses récepteurs à un endroit de sa membrane. La réalisation de systèmes organisés, fonctionnels et dynamiques représente donc un des enjeux actuels de son travail.
Un travail à l’interface
Si les recherches de Sébastien Lecommandoux sont avant tout fondamentales, il a toujours à cœur de garder une vision lointaine dans son travail, notamment en ce qui concerne les applications médicales. Les concepts et les idées qu’il développe avec son équipe s’inscrivent dans une logique d’écoute et de compréhension des problématiques biologiques, auxquelles il entend répondre en mettant au point des systèmes chimiques adaptés. « En travaillant toujours au plus proche des acteurs du monde clinique, on peut mieux comprendre leurs problématiques, et innover plus efficacement d’un point de vue fondamental, toujours en gardant à l’esprit un transfert vers une application utile à la société. » Au fil du temps, il a construit des polymersomes capables de réagir au pH, à la température ou à la présence d’enzymes ; d’autres, qui répondent à la lumière ou à une sollicitation aux champs magnétiques ou aux rayons X. Il contribue aujourd’hui à ce transfert technologique en tant que cofondateur de la société Doxanano dont le but est de développer une technologie polymersome pour le traitement du cancer.
Tous ces développements ont été rendus possibles grâce à une équipe profondément transdisciplinaire, qui associe des spécialistes de la synthèse macromoléculaire, de l’ingénierie des protéines, de l’auto-organisation, de la nanostructuration, des aspects pharmaceutiques et, de plus en plus, de la biologie. « Lorsque l’on travaille sur des thématiques intrinsèquement transdisciplinaires, on ne peut pas totalement maîtriser chaque domaine à 100 %, souligne Sébastien Lecommandoux. Ce qui compte, c’est d’être capable de comprendre l’essence même des problèmes scientifiques à résoudre, de les décoder dans son propre langage et d’intégrer un large panel de compétences pour résoudre les enjeux auxquels on s’attaque. » Cette même logique de collaboration se retrouve dans son dialogue avec le monde industriel. Pour renforcer ces liens, le physico-chimiste a contribué à mettre en place le premier laboratoire commun entre l’Oréal et le CNRS, dont l’objectif est d’élaborer des polymères biosourcés et biodégradables à activité cosmétique. Il en est le directeur académique depuis sa fondation en 2018.
Le vrai visage de la chimie des polymères
Pour l’année 2024-2025, Sébastien Lecommandoux est invité à occuper la chaire annuelle Innovation technologique Liliane Bettencourt du Collège de France. Une nomination qu’il reçoit avec beaucoup d’humilité, au regard notamment du prestige de ses prédécesseurs. C’est aussi, pour lui, une riche opportunité d’échanger avec des collègues de disciplines très variées. « Je suis fondamentalement convaincu que, en faisant un petit pas de côté et en regardant ce qu’il se passe dans d’autres domaines, nous pouvons faire des corrélations et alimenter notre réflexion dans nos propres travaux, note-t-il. Je veux profiter de cette expérience pour apprendre et être encore plus créatif, deux aspects fondamentaux dans la vie d’un chercheur. » Le physico-chimiste se réjouit aussi de la responsabilité qui lui échoit en transmettant les connaissances de son domaine à un public assez large. « Il y a des messages importants à faire passer, surtout pour le domaine des polymères qui, s’il est bien connu, est parfois mal compris. Je voudrais pouvoir montrer que les polymères permettent de créer de la matière bien plus intéressante et utile que simplement le plastique. La science des polymères est une science à part entière qui a ses propres enjeux et doit être considérée comme telle. C’est un champ de recherche à l’interface de nombreux domaines et, dans mon approche, la compréhension de la nature pour créer des matériaux multi-composants, multi-échelles et dynamiques est passionnante. Autant de directions importantes à considérer pour la conception des biomatériaux de demain ! »
Le regard déjà tourné vers l’avenir, Sébastien Lecommandoux et son équipe travaillent aujourd’hui à développer des systèmes compartimentés en poussant le biomimétisme encore plus loin. Leur idée : mimer la cellule ou, du moins, reproduire en partie la complexité organisationnelle d’une cellule, ainsi que son caractère dynamique et une partie de ses fonctions. L’objectif serait d’imaginer une cellule artificielle capable d’interagir avec de vraies cellules pour détecter, comprendre et corriger ses potentiels dysfonctionnements ou encore concevoir des organes biohybrides. Une approche thérapeutique qui souligne la volonté du physico-chimiste de toujours mener ses recherches avec une vision lointaine.
Article de William Rowe-Pirra