Les deux conférences seront consacrées à des images déconcertantes dans la poésie grecque, liées au sacrifice en tant qu’institution fondamentale de la cité. Leur étude servira de cadre au développement d’une thèse de portée générale sur les métaphores déviantes. Nous suggérons que ces métaphores permettent de révéler des aberrations sociales, politiques et religieuses. Depuis Aristote, les théories cognitives de la métaphore démontrent que les images linguistiques nous aident à percevoir des phénomènes à partir d’éléments qui « s’accordent », qui « se comprennent ». À travers une nouvelle lecture de la tragédie grecque, nous mettrons au jour une typologie d’images qui opère de façon tout à fait inverse : ces images sont constituées d’éléments qui ne s’accordent nullement, créant ainsi un sentiment alarmant de la subversion de l’ordre.
La première conférence s’intéressera à une image qui apparaît dans l’Orestie, trilogie d’Eschyle mise en scène en 458 av. J.-C. Cette image est celle de la jeune Iphigénie, sacrifiée sur un autel et comparée, selon l’interprétation conventionnelle, à une chèvre. Il faut cependant oser une autre interprétation. Eschyle crée en effet une image d’une remarquable complexité, qui associe un monstre, la Chimère, une jeune fille, une chèvre et le concept du droit. Toutes ces liaisons transgressent des tabous fondamentaux de l’imaginaire grec. Monstre, animal, femme, humain, justice : voilà un mélange inconciliable avec le modèle des théories cognitives de la métaphore. À partir d’autres images étranges présentes dans l’Orestie – des pieuvres, des loups, des milans, etc. –, nous découvrirons que les transgressions intrinsèques aux images reflètent celles qui sont représentées sur la scène (sacrifice humain, violence intrafamiliale, inversion de la hiérarchie entre des animaux et des hommes…) Grâce à cette nouvelle interprétation de l’image de la chèvre-monstre-fille, nous obtiendrons une meilleure compréhension, non seulement de l’une des œuvres d’art les plus importantes du monde antique, du problème du droit et des animaux dans la cité grecque, mais aussi des fonctions cognitives de la métaphore.
La deuxième conférence portera sur un détail bouleversant des Crétois, drame fragmentaire d’Euripide qui fut probablement mis en scène dans les années 430 av. J.-C. Il s’agit de l’image d’un plafond ou toit en bois de cyprès, assemblé avec de la colle taurine. Les commentateurs se sont fort peu intéressés à cette métaphore. Nous y décèlerons pourtant une vision déconcertante, car le poète décrit les poutres en utilisant un verbe qui s’applique essentiellement aux liquides, et plus particulièrement au mélange de vin et d’eau. Cette image brouille la distinction entre le fluide et le solide : le plafond se présente comme un liquide périlleusement instable. Si cette métaphore cauchemardesque ne se conforme pas au modèle standard envisagé par les théories cognitives de la métaphore, nous verrons qu’elle représente une autre incompatibilité explorée par la tragédie : celle du corps du Minotaure, mi-homme et mi-taureau, dont la naissance est le point de départ des Crétois. L’image reflète donc la subversion angoissante de l’ordre social et religieux.
Nous découvrirons ainsi un type d’image qui s’oppose au modèle standard, qui joue avec la convention, et grâce auquel nous entreverrons la transgression des normes de l’ordre politique et cosmologique, du sacrifice, de la communauté et de la métaphore même.
Johan Tralau est invité par l'assemblée du Collège de France, sur proposition de la Pr Vinciane Pirenne-Delforge.