Ido Israelowich est invité par l'assemblée du Collège de France, sur proposition du Pr Dario Mantovani.
Présentation
Le thème central de mes recherches porte sur les relations dialectiques entre droit positif et émergence des sciences légales, étudiées sous le prisme de la double question de la responsabilité professionnelle et de la responsabilité pour faute professionnelle. Les conférences envisagées au Collège de France se concentreront sur l'impact, tant de la médecine en tant que discipline que des médecins en tant que groupe professionnel, sur l'évolution du droit positif, en particulier sur le tracé des limites de ce qui est justiciable et sur le modus operandi de la cour de justice romaine. C'est la Lex Aquilia qui servira de point de départ : première loi romaine à s'être écartée du principe d'une amende fixe pour un délit civil, elle a en effet ouvert la voie à toute une législation qui offrait aux victimes, plutôt que le produit de l'amende, une compensation qui reflétait mieux leur perte réelle. Or, l'évaluation des pertes subies (et donc celle des indemnisations ultérieures) reposait souvent sur le travail d'experts forensiques en fonction de leurs compétences propres. Cette innovation ne s'est d'ailleurs pas limitée à la Lex Aquilia ni au droit privé ; plus tard, des institutions telles que l'édit des édiles, les contrats de location et d'embauche de travailleurs (locatio-conductio operarum) et même la Lex Cornelia de Sicariis et veneficiis font régulièrement appel à des experts légistes pour établir et évaluer fautes et infractions. Ce sont les rapports réciproques entre droit positif et médecine que je souhaiterais examiner dans ce cycle de conférences : il s'agira d'étudier comment des mutations externes à la jurisprudence ont orienté l'évolution spécifique de cette dernière et inversement.
Bien qu'il existe déjà d'excellentes études diachroniques sur les effets de la Lex Aquilia sur l'approche judiciaire de la responsabilité délictuelle, l'impact de la loi sur l'émergence des sciences légales et des experts forensiques, d'une part, et, d'autre part, le rôle joué par les nouveaux moyens forensiques dans l'introduction de nouvelles actions judiciaires restent à étudier.
Il conviendra, en particulier, de s'intéresser à la participation des médecins en tant qu'experts forensiques au règlement de questions factuelles relatives à la responsabilité délictuelle, comme la mens rea, l'intention, la causalité, la bonne foi, l'étendue des dommages subis et la culpabilité. Il s'agira de comprendre quand, pourquoi et comment les médecins ont été employés comme experts forensiques et comment leurs fonctions forensiques ont influé à la fois sur le système juridique et sur leur conduite professionnelle.
Le cycle de conférences proposé touchera à des domaines parmi les plus importants du système judiciaire romain, tels que le droit de la responsabilité civile, la répartition des risques dans l'activité commerciale, la vérification de la mens rea dans les affaires pénales, les droits et les responsabilités parentales et, plus généralement, la pénétration des tendances scientifiques au sein de la cour de justice. Du point de vue des experts légistes eux-mêmes, tout en se concentrant sur les médecins, il sera aussi fait mention, à l'occasion d'autres groupes d'experts légistes, tels que géomètres, architectes, ou financiers.
La Lex Aquilia prévoit des dédommagements pour tout acte délictueux, offrant à la partie lésée une indemnisation fondée sur une estimation ferme du préjudice subi. Contrairement aux modes de recours précédents, elle admettait deux critères à la reconnaissance de la responsabilité de l'auteur de la faute : cette responsabilité pouvait être physique ou morale. En outre, la responsabilité au titre de la Lex Aquilia supposait une perte vérifiable et la capacité de l'auteur de la faute à comprendre le fait commis. Enfin, la loi décrétait que les professionnels embauchés pour exécuter une tâche devaient respecter les normes de la profession ou être tenus responsables de la perte subie en raison de leur incompétence.
Quant à l'édit édilitaire, il est venu réglementer le commerce des res mancipii en offrant un recours à l'acheteur d'un esclave dont le vendeur n'aurait pas informé de tous les maux ou défauts latents (morbi vitiiue). L'édit offrait ainsi un instrument commercial pour la répartition des risques, concernant les transactions courantes d'un produit important. Modification importante dans le droit romain de la vente, il s'agissait là d'une exception significative de la directive générale caveat emptor et periculum est emptoris, créant, en outre, un terrain fertile pour l'intervention d'experts médicaux dans le règlement des litiges.
Dans ce cycle de conférences, j'espère démontrer que la cour romaine recourait de plus en plus à des professionnels dans la détermination des responsabilités et l'évaluation des pertes, pour tous les cas où le jugement exigeait des compétences particulières (p. ex. déterminer la paternité d'une personne, retrouver un acte ancien ou déterminer si un esclave était en bonne santé au moment de sa vente). Au travers de l'analyse d'institutions telles que la Lex Aquilia, l'édit édilien, ou les rescrits relatifs à une contestation de maternité ou de paternité comme étant à la fois des indices de l'émergence des sciences légales, de celle de la responsabilité professionnelle et de la responsabilité pour faute professionnelle, et le fruit de ces mutations, on pourra saisir certaines des compétences cruciales de la justice romaine, comme la répartition des risques, ou la partagée des responsabilités des deux parties dans les contrats de location et de recrutement (locatio-conductio). Outre une meilleure compréhension du modus operandi de chacun de ces groupes professionnels, en tant que figures d'autorité, au sein de la cour romaine, cette étude constitue la première analyse de son genre des thèmes fondamentaux des rapports réciproques entre l'administration formelle de la justice et d'autres disciplines professionnelles, ainsi que de la façon dont des disciplines individuelles avalident la justice et sont en retour avalidées par elle. Ainsi, elle mettra en lumière des mécanismes d'influence mutuelle entre l'économie et la jurisprudence. L'analyse des rapports dialectiques entre la jurisprudence et les autres disciplines fonctionnant désormais comme sources d'autorité montrera aussi comment on en est venu à définir et marquer les limites du pouvoir judiciaire. Sur le plan méthodologique, il s'agit d'un projet de recherche partant du bas vers le haut sur l'influence de la Lex Aquilia sur le développement des sciences légales, la responsabilité professionnelle et la responsabilité civile, mais attentif à juxtaposer les deux perspectives : celle du tribunal vis-à-vis du monde extérieur et celle des professionnels eux-mêmes vis-à-vis du tribunal.