Que connaître les noms, ce n'est pas connaître les choses. Cratyle ou entre les regrets et le surgissement d'un espoir par le sêmêion

Résumé

Ce qui est caractéristique des signes, quels qu’ils soient, c’est d’être mis pour, de servir de substitut aux pensées et aux choses. Or comment rapprocher les trois sommets du triangle, langage-esprit-choses, si l’on insiste d’emblée sur la nécessité de recourir, pour y parvenir, à des signes ? Pour mesurer la difficulté (notamment pour un réaliste), le cours s’est attaché à relire le Cratyle, notamment à travers les mises en garde et interprétations récentes relatives [2] aux efforts que fait Socrate pour tâcher de trancher (en vain) entre la naturalité essentielle du langage (Cratyle) et le caractère conventionnel des mots (Hermogène). On a rappelé les arguments avancés permettant de conclure que, décidément, non, « connaître les noms, ce n’est pas connaître les choses », et qu’aucun déchiffrement, aussi philologique et cohérent soit-il, n’est indépendant d’un choix ontologique, car pour juger sans le langage de la véracité du langage, il faut avoir appris d’abord à connaître les réalités.

De même, si réaliste qu’on soit – et Cratyle est bien forcé d’en convenir – il y a lieu de faire une place à l’usage (ethos) dans la constitution des langues, et, par conséquent, à une convention (sunthéké) (Cratyle, 434e). Constats certes un peu déconfits que les signes sont nécessaires, car, sauf en rêve (voir Swift : les Voyages de Gulliver), il n’est pas de langage qui soit directement et sans médiation aucune celui, d’abord, des choses ou des objets, même s’il y a bien aussi une forme d’espoir placé in fine dans le sêmêion, – annonçant les développements de la théorie du logos du Théétète et du Sophiste – inscrit dans la démarche du philosophe, conçue comme enquête (plutôt que raisonnement) dialectique (en quête de vérité), qui devrait permettre d’expliciter, en articulant le caractère éidétique de l’être intelligible et l’iconicité du sensible, comment se définissent les individualités du réel et du discours. Et, pour finir, une bonne nouvelle : « Bah ! Savoir comment il faut apprendre ou découvrir les êtres, peut-être est-ce là trop lourde tâche pour toi et moi ! C’est déjà beau de reconnaître qu’il ne faut pas partir des noms, et qu’il vaut beaucoup mieux apprendre et rechercher les choses elles-mêmes en partant d’elles-mêmes qu’en partant des noms » (Cratyle, 439b4-8, édit. GF., p.187). Autant dire que si Socrate a raison, nous n’avons aucune raison de redouter une dilution du monde dans le langage.

Le cours s’est terminé en rappelant le passage des Réfutations Sophistiques (165 a 6-13), dans lequel Aristote 1) rappelle l’importance du caractère incontournable du triangle langage-esprit-monde, 2) présente une première image des rapports entre les mots et les choses qui va vite devenir un modèle du langage humain : à savoir que celui-ci fonctionne non pas comme image mais comme instrument de classification des choses : s’il n’y a pas une correspondance ou un parallélisme terme à terme entre les mots, la pensée et les choses, on doit néanmoins pouvoir trouver entre eux, une structure isomorphique. [3] 3) Le propre du langage humain est, par rapport aux autres langages, de privilégier, parmi les signes, les symboles.

Références

[2] Voir par ex. Dalimier, C., Introduction à Platon, Cratyle, Paris, GF, 1998 ; Canto, M., « Le sémeion dans le Cratyle », Revue de Philosophie Ancienne, Vol. 5, No. 1, 1987, p. 9-25 ; Sedley, D., Plato’s Cratylus, Cambridge, Cambridge University Press, 2003. Voir aussi les lectures plus anciennes de Parain, B., Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Paris, Gallimard, NRF, coll. Idées, 1942, notamment les chapitres II et III ; Robin, L., « Perception et langage d’après le Cratyle de Platon », Journal de psychologie, t. XXXV, 1937, p. 613 sq., repris dans La pensée héllénique des origines à Epicure, Paris, PUF, 1907, p. 368-383 ; Goldschmidt, V., Essai sur le Cratyle, 1940 ; Sedley, D., Plato’s Cratylus, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

[3] Chiesa, C., « Les mots, les pensées et les choses chez Aristote », in Le Langage, sous la direction de Gilles Kevorkian, Paris, Vrin, 2013, p. 49-70.