Le concept de grand chant courtois, de même que son antécédent plus générique – mais plus « fort » du point de vue théorique –, celui de poésie formelle, a conditionné, en bien ou en mal, la réflexion sur la poésie lyrique médiévale des quatre ou cinq dernières décennies. On a cependant l’impression que depuis longtemps, dans la communis opinio des critiques, les deux concepts ont été tellement simplifiés et vulgarisés qu’ils ont prêté le flanc à toute une série d’objections, notamment de la part des partisans d’une approche plus sensible à l’épaisseur idéologique et culturelle des textes et de leurs auteurs. Ce n’est donc qu’à partir d’un réexamen du sens primitif donné à ces deux concepts par leur inventeur, Robert Guiette, que l’on peut essayer de montrer dans quelle mesure ils pourront encore se révéler utiles et efficaces dans le cadre de la recherche actuelle.
Lorsque l’on s’en tient aux principes les plus généraux de la réflexion de Guiette, on se rend d’abord compte qu’il considérait, en principe, la poésie formelle comme une modalité stylistique typiquement médiévale, dans laquelle la structure rhétorico-musicale apparaît inséparable d’un contenu déterminé pour ainsi dire idéologiquement, tandis que le grand chant courtois aurait été, à son avis, un véritable genre, qui se développa dans un milieu historique et culturel très précis – celui des poètes aristocratiques d’oïl d’avant la troisième décennie du xiiie siècle –, sans aucune possibilité d’extension abusive à d’autres réalités lyriques. Deuxièmement, Guiette voyait l’élément fondateur de la poésie formelle dans une typologie communicative que l’on pourrait, d’après les acquisitions de la critique post-bachtinienne, appeler « interdiscursive » ; cela signifie que, pour comprendre le sens de cette poésie, il est nécessaire de fixer son attention non pas sur le texte isolé, mais sur la série textuelle dont celui-ci fait partie : pour le créateur de poésie comme pour son public, ce qui compte vraiment est l’expérience de la sérialité.
Cela dit, on peut ajouter que deux éléments ont contribué à renforcer la « conscience du genre » chez les poètes d’oïl et le public contemporain du grand chant courtois : en premier lieu, l’évidente homogénéité structurelle et thématique des textes, puisqu’avec la forme de la chanson ne sont réalisées que des œuvres dont le sujet est de nature amoureuse, exprimé selon les formules de l’effusion des sentiments et traité dans le cadre consolidé de l’idéologie de l’amour courtois ; en second lieu, l’opposition, nette et essentiellement binaire, entre la chanson et les genres poétiques à forme fixe qui sont souvent (mais pas uniquement) d’origine populaire. Par contre, la canso occitane, qui est pourtant la concrétisation d’un art formel fondé sur des bases fort semblables à celles du grand chant des trouvères, ne peut pas être définie aussi catégoriquement comme la « forme-type » de la poésie d’amour des troubadours, puisque, tout en restant pratiquement inaltérée tout au long du parcours de la littérature d’oc, elle n’accueille pas exclusivement le thème érotique, mais draine une gamme de contenus bien plus riches et plus variés.
Ce qui rend la canso occitane quelque chose de tout à fait différent par rapport au grand chant courtois, c’est le « quotient d’hétéroréférence » – c’est-à-dire la capacité d’accueillir dans le texte poétique une série d’indications, de références et d’impulsions étrangères à la ligne de l’auto-anamnèse typique du discours lyrique – qui la caractérise. La présence d’un « quotient d’hétéroréférence » très élevé fait que la canso s’ouvre à toute une série de thématiques et de stratégies rhétoriques et discursives que le grand chant courtois, en principe, ignore. En particulier, tandis que chez les trouvères le rapport qui s’instaure entre chaque texte appartenant au genre du grand chant courtois et ses « confrères » peut aisément être décrit, comme on vient de le dire plus haut, en ayant recours à la notion d’interdiscursivité, les troubadours semblent privilégier, pour leurs textes, les liens de nature intertextuelle, plus marqués précisément du point de vue de la référence.