Yang Xiong (53 av. J.-C.-18), le sujet de ma conférence, a consacré l’essentiel de son début de carrière à décrire en détail le faste des lieux traversés par la cour lors des chasses impériales et des déplacements en province. Dans ses œuvres de la maturité, il a tourné son attention vers un autre espace de la représentation : les Classiques ; à la fois refuge pour l’imagination dans laquelle il trouvait du réconfort et fondation pour la réforme (réforme politique aussi bien que redéfinition de soi). Plus qu’aucune autre figure dans l’histoire pré-Song [1], c’est Yang Xiong qui a défini les idéaux associés à l’idée de l’« érudition classique », la culture du livre et de la lecture dans la Chine des premiers temps, pour les générations suivantes (qu’elles en soient conscientes ou non). Une grande partie de l’œuvre de Yang présente une série de préceptes défendant l’intelligibilité des Classiques et néoclassiques ainsi que la sublime utilité des modèles qui en sont tirés. Ce qu’offrent ces textes de référence, aux yeux de Yang, c’est le moyen (qui a passé l’épreuve du temps) de prendre contact avec les Anciens à travers une immersion qui encourage à adopter une vie de simplicité et de contentement. C’est ainsi qu’on est conduit à renoncer à consacrer son temps à l’acquisition incessante d’une connaissance toujours parcellaire, afin de se lancer dans une entreprise ardue de développement de soi, requise par l’émulation de la véritable grandeur. De cette manière, Yang prépare directement ses lecteurs pour Tao Qian, Ge Hong et Li Qingzhao, auteurs qui se réfugient dans l’idée du charme de la culture livresque quand ils sont confrontés aux difficultés de la dure réalité.
Comme on le sait, Yang était le plus célèbre poète de cour de cette époque et l’auteur de trois œuvres néoclassiques écrites en imitation des Analectes, du Yi jing et du manuel didactique Cang Jie pian. Un aspect de l’œuvre de Yang souvent minimisé ou mal interprété est sa longue participation – pendant des dizaines d’années – à un mouvement haogu (« amour de l’Antiquité »), associé à Liu Xiang et Liu Xin, deux membres d’une branche féminine de la lignée impériale. La plupart des historiens de l’époque Han basent leurs recherches sur l’existence d’une tradition classique bien définie et cautionnée par l’État, formulée de manière définitive vers 136 av. J.-C., un siècle avant Yang. Fukui Shigemasa a cependant déjà démontré que cette vision du passé lointain est anachronique. En partant de la thèse de Fukui, cette présentation suggère que la représentation que nous nous faisons de la politique et de la société Han est peut-être faussée par le fait que nous les considérons sans y réfléchir au travers du prisme du haogu des Han orientaux. Les réformateurs haogu défendaient l’idée d’un « petit gouvernement », déclarant que la direction fortement centralisée et centralisatrice du début de la période des Han occidentaux avait relâché de manière dramatique les liens entre le trône des Han et ses sujets, éloignant les populations locales et mettant en question sa légitimité. Les guerres d’expansion et la constante prolifération des cultes impériaux s’étaient révélées ruineuses, et des impôts et des corvées supplémentaires avaient été imposés aux plus pauvres. Il était nécessaire de réduire les dépenses et la frugalité était fermement (mais de manière erronée) associée dans l’esprit des réformateurs haogu à un retour aux temps anciens, prétendument plus simples. Toutefois, les réformateurs haogu avaient, outre la politique, d’autres ambitions. Ils ont été à l’origine d’avancées spectaculaires dans les domaines de la cartographie, de l’astronomie, de la théorie musicale et du système philosophique des Cinq Éléments (relativement nouveau à ce moment-là). Ces hommes, qui avaient un accès privilégié aux collections impériales des Han, ont établi le premier catalogue de bibliothèque ; en outre, ils ont produit les premières recensions critiques des éditions reconnues que nous utilisons aujourd’hui [2], les premiers dictionnaires étymologiques et recueils consacrés aux Mots Inhabituels 殊言 [3], les brefs jugements des figures historiques que nous connaissons à travers le qingtan 清談 plus tardif et le discours qui fait de la lecture et de l’érudition classique la définition même de la culture chinoise. Ce discours s’ancrait dans une série de huit propositions liées entre elles, postulées par Yang, exposant les plaisirs de l’étude des Classiques. En résumé, ces huit points essentiels sont :
- On considère communément que les études en général, et l’étude des Classiques en particulier, ne sont que des outils pour atteindre des buts spécifiques dans la vie (par exemple une promotion, une longue vie, l’acquisition de connaissances factuelles, etc.), mais, à moins que nous considérions les sages de l’Antiquité comme des idiots, il semble peu probable qu’ils aient consacré le travail d’une vie entière à de si médiocres fins, fins qui sont soit inaccessibles aux humains (l’immortalité, par exemple), soit indépendantes des efforts de la personne qui les désire (comme l’est une promotion).
- Si on se penche plus avant sur les fins propres de l’érudition classique, il semble que les inventions des sages aient pour but de faciliter les interactions des humains avec l’ordre social et l’ordre cosmique, puisque c’est le sujet qui est traité par tous les sages. Les humains partagent avec beaucoup d’autres créatures le besoin de manger et de se reproduire, mais ce qui est propre aux humains est le puissant désir d’être le membre actif d’une communauté prospère qui résiste à l’épreuve du temps. Cependant, cette sorte de communauté ne peut se maintenir qu’à travers la beauté et la rigueur incarnées dans les manifestations de l’esthétique, telles que les rituels, la musique et l’érudition classique.
- Les institutions conçues par les sages – en premier lieu les Cinq Relations (prince-sujet, mari-femme, parent-enfant, frère-frère, et ami-ami) – perfectionnent les Cinq Vertus Sociales (humanité, engagement envers son devoir, respect des convenances et des rites, sagesse et loyauté) et même améliorent les Cinq Capacités Interactives (la vue, l’ouïe, la parole, la posture et la pensée) que « possède la nature innée [4] ». Devenir érudit signifie simplement apprendre comment manier ces vertus et ces institutions afin de développer au maximum les potentialités inhérentes aux capacités humaines, puisque c’est seulement « à travers l’érudition que ces capacités en viennent à fonctionner correctement ».
- Seuls les humains ayant atteint l’âge adulte – pas les bêtes sauvages, ni les oiseaux – peuvent apprendre à distinguer de manière fiable des choses apparemment similaires. La plus grande difficulté pour les humains est de séparer ce qui est de l’ordre du simple mimétisme de ce qui est de l’ordre de la pure esthétique. Le mimétisme repose sur ce qui superficiel, tandis que l’esthétique est lié au profond plaisir de reconnaître la valeur des anciens systèmes et de les appliquer à de nouvelles situations.
- L’érudition classique en particulier peut élargir considérablement la conscience que nous avons des potentiels humains, puisqu’elle présente de multiples exemples d’action efficace et inefficace. Elle multiplie de cette façon le nombre et la portée des expériences que nous sommes à même de rencontrer durant une seule vie [5]. Les bons érudits contemplent et confirment la possibilité humaine de créer un ordre esthétique à partir de leurs propres expériences personnelles, de l’enseignement des maîtres anciens qui ont créé des structures abouties et de nouveaux écrits qui s’accordent avec les classiques par leur forme, leur style et leur qualité.
- La sagesse consiste à appliquer les structures flexibles inventées par les sages à des problèmes actuels. Comprendre cette sagesse, c’est aussi reconnaître implicitement que le discours des sages sur la nature humaine et leur création d'institutions ont pour même prémisse une véritable explication des capacités humaines et de la place des humains dans l’ordre cosmique et social.
- Selon la définition de Yang, tout ce qui permet aux hommes de fonctionner au maximum de leurs capacités spécifiquement humaines constitue une source inépuisable de plaisir. Ceux qui suivent la Voie connaissent les nombreux plaisirs qui peuvent être tirés des efforts qu’ils font pour améliorer leurs caractères et leurs aptitudes. Les plus avancés sur la Voie savent que le chemin qu’ils ont choisi leur a permis de devenir « les plus remarquables exemples de leur propre espèce [6] ».
- Yang ne va pas jusqu’à garantir que cet apprentissage sera toujours un plaisir : il sait que le sentiment d’infériorité ou d’incompétence incite à accomplir un travail de développement personnel. Mais malgré tout, le sage qui souhaite attirer des êtres humains moins avancés sur la Voie doit utiliser leur passion pour le plaisir sensuel, incitant les autres à imiter l’admirable charisme qui est le sien, ou faisant la liste des attraits que proposent de manière évidente la lecture et l’étude des Classiques. Le sage étant un fin connaisseur des plaisirs de la vie, il peut facilement s’acquitter de cette tâche.
Tout ce qui précède suggère que la représentation que nous nous faisons des Han occidentaux tardifs a grandement besoin d’être révisée. Je travaille en ce moment sur un site Web intitulé « Chang’an 26BC » consacré à l’analyse des preuves archéologiques avérées de l’époque des Han occidentaux tardifs. Ce site étant en préparation, il n’est pas encore public, mais la corrélation entre les documents visuels et littéraires s’est déjà révélée fort utile.
Références
[1] Selon David R. Knechtges, « The Liu Xin/Yang Hsiung correspondence », Yang serait arrivé à la cour des Han aux alentours de 22 av. J.-C. Liu Xiang est son contemporain (un peu plus âgé) et rival.
[2] Voir Marc Kalinowski, « La production des manuscrits dans la Chine ancienne : Une approche codicologique de la bibliothèque de Mawangdui », Asiatische Studien/Etudes asiatiques, 57 (2003.4), 849-80.
[3] Cela semble être le titre donné par Yang à ce que nous appelons de nos jours Fangyan 方言 (habituellement appelé « Mots dialectaux » ou « Mots corrects »).
[4] Pour le résumé, voir (dans l’ordre) FY 1/9 ; FY 3/14 ; FY 2/12-13 ; 5/26.
[5] FY 7/1 suggère que l’étude des Classiques permet de fugaces aperçus de lieux et de temps qui sont trop éloignés pour être pleinement saisis (et en sont d’autant plus précieux), faisant de l’étude des Classiques un grand plaisir. Il est intéressant de noter qu’un récent article dans la section « Science Times » du New York Times dit que ce que notre imagination nous fait « voir » affecte nos connexions neurales de manière aussi substantielle que ce que nos yeux nous permettent de percevoir. Voir aussi FY 12/12, qui parle des transformations des sages telles qu’elles sont conservées par écrit.
[6] FY 13/27.