Résumé
Nous avons vu quatre des neuf catégories d’œuvres perdues lors de la leçon précédente. Les cinq dernières sont les suivantes :
5. Les œuvres non réalisées : Jean-Jacques Rousseau fournit un témoignage exalté de ces œuvres composées en esprit, mais jamais mises sur papier, lorsqu’il évoque, dans ses Confessions, l’allégresse qu’il ressentit, après une séance d’opéra, à composer des chants dans son esprit, ou bien les textes qu’il imagine lors de ses promenades. Ces œuvres avortées sont au cœur de la critique que Saint-Exupéry faisait de la civilisation moderne, lorsqu’il parlait de « Mozart assassinés », car une civilisation se définit autant par les œuvres qu’elle empêche que par celles qu’elle fait naître.
6. Les œuvres publiées : paradoxalement, la publication engendre des œuvres perdues, puisqu’elle met fin au processus de création. Il y a donc un possible de l’œuvre qui est arrêté par la publication. S’il y a réédition, l’auteur peut encore intervenir sur l’œuvre éventuellement : c’est ce qu’on nomme la genèse postéditoriale. Mais, dans le cas général, cette œuvre virtuelle, c’est au lecteur qu’il appartient de la réaliser.
7. Les œuvres négligées : présentes dans les bibliothèques mentales, elles sont négligées dans les bibliothèques réelles, souvent à cause de l’histoire littéraire elle-même (œuvres mineures de grands auteurs/œuvres majeures d’auteurs non canoniques). Leur publication peut engendrer une collision des époques : ainsi, la Suite française d’Irène Némirovsky, publiée en 2004, soixante ans après la mort de l’auteur, fut décorée du prix Renaudot par les uns, et taxée d’antisémitisme par d’autres.
8. Les œuvres apparemment non perdues : il s’agit d’œuvres qui sont en réalité des ruines, trafiquées, mais dont les manques ou les retouches ne sont pas visibles comme tels. Ainsi les textes des tragédies grecques ne sont qu’une infime partie de tout ce qu’était la tragédie véritable, avec ses allusions politiques, les rites qui l’accompagnaient, les lieux dans lesquels elle faisait sens, etc.
9. Les œuvres à consommation unique : cette dernière catégorie recouvre toutes les œuvres dont la perte est due à leur consommation même. C’est notamment le cas de la cuisine, dont l’élaboration, aussi longue soit-elle, prévoit la disparition. Dans Le Festin de Babette, Karen Blixen montre la capacité mémorielle de la nourriture, et sa proximité avec la puissance de la littérature.