Yossi Maurey est invité par l'Assemblée du Collège de France, sur proposition du professeur Thomas Römer.
Résumé
Dès l’origine, Jérusalem a eu une immense importance dans la liturgie chrétienne médiévale. La cité céleste joue un rôle central dans l’eschatologie chrétienne. Jérusalem est une ville admirée, imaginée, commentée et nourrie par les Écritures. L’exégèse patristique et les théologiens médiévaux ont assuré la synthèse et la continuité entre la Jérusalem de l’Ancien Testament et celle du Nouveau, conférant à la première une nouvelle signification chrétienne. Et pourtant, la célébration de la Jérusalem céleste dans la liturgie n’a pas remis en cause la nécessité de s’emparer de la Jérusalem terrestre, comme le démontre clairement toute l’entreprise de la croisade. La parenté spirituelle allait de pair avec une parenté matérielle, et les reliques de Jérusalem devinrent des objets de dévotion et des pierres angulaires d’églises et de villes. Durant ma conférence, j’examinerai les manières dont la liturgie et la musique médiévales ont façonné et concrétisé la notion de la Jérusalem céleste, fournissant un élément essentiel aux projets idéologiques et aux constructions physiques salués comme la « Nouvelle Jérusalem ».
Cette conférence sera consacrée à la manière dont l’une des reliques majeures de la chrétienté, la Couronne d’épines, est devenue en France un objet de dévotion personnelle et nationale, malgré sa valeur universelle et l’intérêt qu’y portaient les fidèles d’autres pays. De son lieu d’origine à Jérusalem, et après deux siècles au palais byzantin de Constantinople, la Couronne fut transférée en France en 1239. Le 11 août, le jeune roi Louis IX (r. 1226-70) et sa suite la recueillent à Villeneuve-l’Archevesque, non loin de la ville de Sens. Louis défile pieds nus et vêtu d’une tunique dans les rues de la ville, arborant la Couronne acquise depuis peu. La France a revendiqué cette dernière au milieu du XIIIe siècle, dans le cadre d’une campagne qui impliquait la construction d’une magnifique chapelle et l’élaboration de nouvelles liturgies devant attirer l’attention sur elle. C’est ainsi que la Sainte-Chapelle fut conçue spécifiquement pour l’exposer, avec d’autres reliques. Située dans l’enceinte du palais royal de l’île de la Cité, il s’agissait une église privée qui, comme nous le verrons, a renforcé le statut de Paris en tant que centre religieux. Si la France n’a pas été le premier pays à posséder la Couronne d’épines, elle a été la première à exploiter sa valeur potentielle de relique – qu’elle a, en sorte, « activée ». Le transfert de la Couronne et d’autres reliques à Paris a marqué le début d’une nouvelle ère pour la France, et pour le roi Louis en particulier. Les liturgistes, les compositeurs, et les représentants de la royauté, qui ont rapidement saisi toute l’importance des attributs de la Passion du Christ nouvellement acquis, ont entrepris de les intégrer dans un récit qui mettait en avant la France, Paris et son roi et les idéalisait.
Grâce aux poètes, aux compositeurs, aux liturgistes et aux copistes animés par la volonté de tirer un profit politique et théologique d’une relique extraordinaire, la Couronne a été « activée » par les mots et la musique, et rendue, pour ainsi dire, parlante. Par leur travail, l’idée selon laquelle Dieu aurait choisi les Français de préférence aux autres nations pour recevoir la Couronne, et réservé un rôle particulier à Paris dans le plan du salut, a pu rayonner.
Il ressort de la liturgie de la Sainte-Chapelle que, pour Louis IX, la possession de la Couronne lui garantissait une place dans l’éternité, ainsi qu’à la France. Il n’en souhaita pas moins, une fois le bâtiment achevé, prolonger sa quête du salut spirituel dans une entreprise terrestre, dont il pensait certainement qu’elle compléterait la précédente. Ce fut sa première croisade. Après avoir affirmé en mots et en musique l’affinité spirituelle de Paris et Jérusalem, Louis était résolu à ajouter un maillon à la chaîne reliant les Francs aux Byzantins puis aux personnages de l’Ancien Testament dans une narration continue. En ce sens, nous pourrions interpréter la liturgie de la Couronne et des reliques comme la préfiguration d’une trajectoire physique allant de la nouvelle Terre sainte à l’ancienne, et vice-versa.