Conférence en anglais.
La communication est d'une importance fondamentale non seulement pour la survie d'un groupe social, mais aussi pour la socialité quotidienne chez les animaux sociaux, en particulier les humains. Certains soutiennent que la communication, en particulier à travers le langage humain, définit l'humanité et la place au-dessus des animaux non humains. Malgré la reconnaissance de sa difficulté et de ses complexités, une hypothèse importante a été que la communication humaine est possible, si seulement nous nous y essayons suffisamment.
Je propose que les symboles discursifs et non discursifs offrent des capacités de communication, mais ne garantit pas nécessairement la communication. Nous avons accordé moins d'attention à la façon dont nous ignorons que nous ne communiquons pas toujours. Baudelaire nous a alerté de cette inconscience déjà dans son texte Mon cœur mis à nu dans lequel il a souligné non seulement l'absence omniprésente de communication, mais plus important encore, la méconnaissance de ce manque de la part des acteurs sociaux.
Baudelaire n'a cependant pas expliqué comment le malentendu se met en place.
Ma tâche consiste à développer son intuition, en déplaçant tout d'abord, le malentendu dans les espaces politiques. Il peut amener la paix entre les gens, comme Baudelaire le souligne, si cela a lieu dans des circonstances ordinaires. Mais, quand elle a lieu dans des espaces politiques, il permet aux dirigeants politiques d'égarer leur population qui coopèrent alors inconsciemment à leur propre assujettissement et/ou les mène vers leur propre anéantissement.
Plutôt que de m'intéresser aux « symboles politiques » évidents, comme les drapeaux nationaux, les monuments et l'apparat, qui pour la plupart sont en fait l'affirmation et l'affichage de la grandeur des dirigeants politiques, je me concentre sur les objets de la vie quotidienne, comme les fleurs, qui ont été amenées dans les espaces politiques. Elles ont l'air trop ordinaire pour être en mesure d'exploiter la puissance politique. Mona Ozouf a montré combien la symbolique révolutionnaire française, en particulier le symbole officiel de « l'Arbre de la Liberté », dérivait de l'arbre de Mai des traditions populaires de nombreuses régions françaises. Les emprunts républicains de fêtes populaires ont rendu le symbolisme révolutionnaire « moins étranger (…) à la sensibilité populaire. »
Nous avons ici choisi d'examiner les fleurs de cerisiers dans la culture japonaise ainsi que la rose européenne. Elles partagent deux caractéristiques importantes - les fleurs ont été plongées dans la vie quotidienne populaire ainsi que dans l'élite, et ont ensuite été transformées pour devenir des symboles politiques importants.
Le symbolisme des fleurs de cerisier japonais est riche et complexe, avec un vaste ensemble de significations apparemment contradictoires : celui d'hommes et de guerriers considérés comme des « hommes parmi les hommes », de jeunes femmes représentant la vie et leur capacité de reproduction vitale pour la poursuite de la société et des geishas, les femmes non reproductrices situées en dehors de la société normative. La fleur représente également une déstabilisation de la personnalité sociale - c'est la folie, la perte de l'identité sociale, qui se produit en pleine floraison, et l'emprunt d'une autre identité sociale lorsque l'on porte un masque pendant le rituel de contemplation des fleurs de cerisier. Elle représente le processus de la vie, de la mort, de la renaissance et de chaque étape du cycle de la vie. Elle symbolise surtout l'amour : l'intensité des relations humaines et le socle de la socialité humaine. En outre, les cerisiers ont représenté l'identité collective des japonais dans son ensemble ainsi que de pratiquement tous les groupes sociaux au sein de la société comme les associations de quartiers, les écoles, les entreprises, etc.
Malgré de nombreuses significations « solaires » de la fleur, son sens douloureux sur la brièveté de la vie a été transformé en dicton militaire : « Tu tomberas comme de beaux pétales de cerisier après une courte vie pour l'empereur et le Japon ». Il est devenu le trope majeur de l'État japonais dans sa propagande au cours de sa quête du pouvoir impérial depuis la fin du XIXe siècle. La devise avait été utilisée largement et intensivement pendant la guerre russo-japonaise et les deux guerres sino-japonaises, pour culminer lors de la seconde guerre mondiale, à la fin de laquelle les tokkotai (« opérations kamikaze ») ont été instituées. Aucun des pilotes n'était conscient que la fleur de cerisier rose, peinte sur le côté de chaque avion tokkotai, représentait le sacrifice de leur vie. Les pilotes étaient destinés à tomber, comme de beaux pétales de cerisier, afin de protéger le beau pays des cerisiers. Bien que la chute des pétales aient été associés à la mort depuis longtemps, ce n'était pas en tant que sacrifice pour la nation et l'empereur.
Même s'il est en effet ardu de choisir un tel symbole majeur non seulement en Europe mais aussi au Moyen-Orient et ailleurs, j'ai choisi le symbolisme de la rose, car il est, comme les cerisiers en fleurs, un symbole polysémique d'une complexité énorme. Compte tenu de la propagation du christianisme, d'immenses conquêtes militaires, de mariages monarchiques, et d'échanges commerciaux intensifs et extensifs, il y a des similitudes dans le symbolisme de la rose pour de nombreuses cultures européennes, bien que chaque culture ait établi sa propre tradition. La rose occupe une place symbolique importante dans le christianisme, avec, par exemple, la rose rouge qui symbolise le sacrifice du Christ et la rose blanche qui représente la pureté de la Vierge Marie. De nombreuses cultures européennes partagent également la représentation contradictoire - l'amour et la perte de la vie et la mort - représenté par exemple par la fleur et l'épine. Les fleurs de cerisier et la rose représentent également la folie - la perte de son identité sociale - comme en témoigne Ophélie dans Hamlet, dans le cas des roses.
La rose représentait aussi un symbole populaire de l'opposition aux institutions politiques dans les célébrations de la fête médiévale de mai. Elle célébrait le printemps, mais était aussi un moyen d'expression dans l'opposition des villageois à leur seigneur. Ce sens a été adopté par l'Internationale Socialiste. Avec la genèse du mouvement ouvrier en Russie, la rose rouge est devenue le symbole de l'Internationale Socialiste et de la plupart des partis socialistes dans le monde. En Allemagne, où le blanc représentait la pureté, les étudiants de l'Université de Munich qui s'opposaient au régime nazi se sont eux-mêmes appelés « la Rose Blanche ».
Durant les dictatures européennes du XXe siècle, la fleur est devenue omniprésente dans les photos de propagande de Lénine (à titre posthume), Staline et Hitler, qui sont chacun devenus les « pères bienveillants » des peuples et ils reçurent des roses de femmes et d'enfants, repris dans les photos de propagande. Chacun de ces dictateurs envoya d'innombrables personnes à la mort.
Pourquoi des étudiants japonais, soldats intellectuels et cosmopolites qui lisaient couramment le latin, l'allemand et le français, ainsi que le japonais et le chinois, qui ont été libéraux ou même radicaux n'ont pas su remarquer que la signification de la fleur avait changé sous le gouvernement militaire ? Pourquoi cette transformation fut à peine perçue par la population - civils, soldats au front, où même par des intellectuels libéraux ?
Une question similaire peut être posée au sujet des roses, qui évoquaient traditionnellement dans de nombreuses cultures d'Europe, du Moyen-Orient et d'ailleurs, l'amour (« L'amour est comme une rose rouge »), et se sont transformées pour représenter la solidarité entre les travailleurs, pour être ensuite cooptées par les dictateurs qui ont utilisé la fleur de l'amour en une arme de destruction massive.
Je propose trois axes d'analyse d'opacité communicative. Tout d'abord, je propose que nous sortions de l'état d'esprit qui consiste à créer systématiquement une catégorie pour chaque signification. Prenons plutôt les significations comme faisant partie d'un processus (la vie et la mort) ou d'une relation (hommes et femmes). Ainsi, des transformations dans la signification d'un symbole peuvent être envisagées comme un basculement d'échelle, pouvant aller de la vie vers la mort ou de l'amour vers la souffrance sans changer de catégorie dans la grille sémantique.
Deuxièmement, c'est la nature de la polysémie. L'enracinement dans des couches de multi-référentialité et d'inter-référentialité crée une multitude de concepts interdépendants.
La thèse est intégrée dans l'antithèse. Toutefois, les dynamiques d'un symbole polysémique ne résident pas tant dans le fait statique d'avoir plusieurs significations, mais dans le rôle du symbole dans la pratique. Dans un contexte social donné, les acteurs sociaux tirent des interprétations différentes d'un vaste ensemble de significations imbriquées à plusieurs niveaux, qui constituent le champ sémantique de la polysémie.
Troisièmement, c'est l'esthétique de ces fleurs, dont la « beauté » peut facilement tromper les gens quand elle est « sublimée », pour reprendre une distinction kantienne, et affectée au patriotisme ou au sacrifice.
Ces trois facteurs qui travaillent de conserve contribuent à créer une opacité communicative, surtout quand un symbole quotidien est déployé dans des espaces politiques.