Le relativisme est un terme qui recouvre toute une famille de doctrines, selon le domaine auquel il s’applique (relativisme ontologique, linguistique, moral, esthétique, culturel, social, etc.) et selon aussi le degré que l’on est prêt à lui donner (relativisme des faits, de la justification de nos croyances, de nos raisons épistémiques, morales, esthétiques ?), ou selon encore que l’on estime ou non que l’ introduction d’un paramètre de relativité, quel qu’il soit, engage ou non à une position relativiste. Selon les cas, le relativisme sera reçu comme une position soit incohérente, soit inévitable sans être forcément hostile à l’idée de connaissance, ni même à celle de valeur de la connaissance. Il suffit en effet d’admettre que les valeurs esthétiques, morales ou épistémiques peuvent varier selon les cultures et les communautés et n’ont de sens que relativement à elles. Cela ne revient pas à endosser le contextualisme épistémique intégral que défend Rorty et encore moins des formes radicales de constructivisme social. On peut encore partager les thèses quiniennes (relativité de l’ontologie, inscrutabilité de la référence, indétermination de la traduction), celle de la relativité linguistique de Whorf, ou encore l’argument de la relativité conceptuelle de Putnam (il ne peut y avoir d’engagements métaphysiques qui ne soient relatifs au langage, ou la signification et la référence sont relatifs à certains schèmes conceptuels ou linguistiques), ou encore la thèse de l’incommensurabilité des paradigmes de Kuhn, sans être obligé d’admettre que la seule option possible soit alors de défendre une forme d’irréalisme pluraliste dans le style que propose Goodman. La difficulté est de se frayer un chemin entre ces précipices sans jeter forcément le bébé avec l’eau du bain.
1. On a commencé par analyser les liens qu’il y a entre trois concepts majeurs : relativité, relativisme, mais aussi scepticisme, en exposant assez longuement les dix modes ou tropes de Sextus Empiricus et le sens que prend le mode du relatif. On a noté, en particulier, qu’il ne faut pas conclure trop vite que les « dix modes » conduisent au relativisme. Lorsque Sextus affirme (huitième mode), que tout est relatif, il veut dire que tout est apparemment relatif, qu’« ici comme ailleurs nous utilisons approximativement ‘est’ à la place de ‘paraît’, voulant signifier par-là : ‘toute chose paraît relative’ ». Il faut bien voir aussi que le relativiste n’est pas l’allié du sceptique. Le sceptique (plus radical) suspend son jugement (il y a un fait à connaître, mais il ne peut le connaître), le relativiste, lui, soutient qu’il sait, mais relativement à X, à un individu, un standard, un critère, qu’il y a une vérité, mais pour X ; qu’on peut affirmer des jugements (relatifs), c’est-à-dire, à l’intérieur d’un cadre, d’une culture, etc. Toutefois, sceptiques et relativistes ont en commun de rejeter l’idée d’une réalité objective, d’une vérité à connaître.
Comprenons bien ce qu’il s’agit ici de nier et de ne pas nier, quand on s’oppose au relativisme, selon le modèle classique de la connaissance. On ne nie pas « que la quête de connaissance puisse manifester une forte dimension sociale, et cela de plusieurs manières : on ne sautait nier, par exemple, que la connaissance est souvent produite collectivement par des membres d’un même groupe social, et que certains faits contingents relatifs à ce groupe peuvent expliquer pourquoi ses membres se sont tournés vers certains problèmes de préférence à d’autres » (Boghossian, 2009, 25). De même « le modèle classique ne nie pas que les membres d’un groupe de chercheurs puissent avoir certaines valeurs politiques ou sociales, ni que ces valeurs puissent avoir une influence sur la façon dont ils conduisent leurs travaux, sur les observations qu’ils font ou sur la façon dont ils interprètent les données recueillies ». En revanche, le modèle insiste sur l’indépendance de la connaissance à l’égard des circonstances sociales contingentes et affirme les trois choses suivantes : 1) De nombreux faits concernant le monde sont indépendants de nous, et donc indépendants de nos valeurs et intérêts sociaux. Le fait par exemple que les dinosaures ont jadis peuplé la terre n’est pas dépendant de nous : c’est un fait naturel qui n’a pas eu besoin de nous pour exister. 2) Ce qui est visé est moins la vérité que les justifications qui sont les nôtres à croire que quelque chose est vrai. Que nous ayons découvert une preuve de l’existence des dinosaures n’est peut-être pas indépendant de notre environnement social, mais qu’il s’agisse d’une preuve en faveur de cette hypothèse l’est (Ibid., 26). 3) La conception classique a aussi une certaine idée du rôle que jouent les raisons épistémiques qui sont les nôtres pour expliquer pourquoi nous croyons ce que nous croyons. Ainsi, être confronté à des preuves empiriques qui justifient la croyance qu’il y a eu des dinosaures peut, dans certains cas, expliquer à soi seul pourquoi nous croyons qu’il y en a eu. Il n’est pas toujours nécessaire d’invoquer d’autres facteurs, et en particulier, d’invoquer nos valeurs et intérêts sociaux contingents. On pourrait donc caractériser le modèle classique selon ce triple objectivisme : celui des faits d’abord, de la justification, ensuite, de l’explication rationnelle enfin. Or, le relativisme s’en prend à l’une ou l’autre de ces caractérisations, parfois même aux trois. Dans le cadre de la leçon, on s’est limité aux deux premières, pour indiquer qu’elles ne sont pas toutes de même teneur, ni de même gravité.
2. On a d’abord montré en quoi l’idée même d’un relativisme intégral des faits est incohérente : tout n’est pas construit. C’est la thèse la plus radicale, et la plus contre-intuitive, et pourtant, à bien des égards, la plus influente (Boghossian, 33 sq.), mais elle est incohérente. Le monde ne nous a pas attendus pour exister et de nombreux faits ont existé avant nous. Mais dans certaines de ces versions, il est dit plus subtilement que nous construisons un fait parce que nous acceptons une façon de parler ou de penser qui décrit ce fait (cf. Goodman, Ways of Worldmaking [Manières de faire des mondes]). « Il n’y a pas de façon dont est le monde qui soit indépendante d’une description, pas de façon dont il est hors de toute description » (Rorty). Sans doute certains faits dépendent-ils de leur description ou de l’esprit : il ne pourrait y avoir d’argent, ni de baignoire, de prêtre ou d’homosexuel si personne n’était ou n’avait été disposé à un moment à les décrire de la sorte. Mais d’une part, cela n’est pas nécessairement vrai de tous les faits (montagnes, dinosaures, électrons). D’autre part, la relativité sociale des descriptions est une chose, le constructivisme des faits en est une autre. Même dans la version subtile que propose Putnam de la relativité de l’analyse conceptuelle, qui lui fait dire qu’il n’y a pas de façon dont sont les choses en elles-mêmes, indépendamment du choix d’un schème conceptuel, et qu’il peut y avoir plusieurs descriptions également vraies du monde ou d’une certaine de ses parties : dès lors qu’elles sont cohérentes, même si, de fait, elles impliquent des notions d’objet distinctes, aucun objectiviste, selon Putnam, n’y trouvera à redire (on peut parler de huit personnes ou de quatre couples). Mais pour cela, on est bien obligé d’admettre qu’il existe des « faits de base », une sorte de « pâte primitive » (dough) du monde, pour que l’on puisse opérer sur elle (Boghossian, 47). Aussi bien pour des raisons touchant à la causalité (pas de causalité à rebours [backward causation]), que pour des raisons de compétence conceptuelle (fait partie du concept de dinosaure qu’il n’a pas été construit par nous), ou de violation du principe de non contradiction (puisqu’on affirme que, nécessairement, ce n’est pas à la fois le cas que p et que non-p ; ou encore, dès lors que les constructions sont tenues pour contingentes, comment comprendre qu’on puisse construire simultanément des faits logiquement ou métaphysiquement incompatibles ?), le relativisme des faits est impossible à soutenir.
3. Sans doute la relativisation des faits à une théorie permet-elle d’éviter certains problèmes. Ainsi, on dira qu’il n’y a pas de faits absolus de forme p et que si nos jugements factuels doivent avoir une chance d’être vrais, il ne faut pas interpréter les énoncés de la forme « p » comme exprimant l’affirmation p, mais comme affirmant plutôt ceci : « selon une théorie T, que nous acceptons, p », en nous appuyons donc sur le pluralisme des faits suivants : « Il y a de nombreuses théories alternatives pour décrire le monde, mais il n’y a pas de faits en vertu desquels l’une serait plus fidèle qu’une autre à la façon dont les choses sont en elles-mêmes ». Mais si une formulation peut sembler cohérente, appliquée à tel ou tel relativisme local (moral, esthétique, culturel), elle devient absurde, dès qu’on la généralise. En effet, tout relativiste a besoin de présupposer l’existence d’au moins quelques vérités absolues ; or il affirme qu’il n’y en a aucune. Il se trouve donc face à un dilemme insurmontable : ou bien il cesse d’être relativiste, ou bien il perd toute intelligibilité. Nous n’avons donc d’autre choix que de reconnaître qu’il doit exister des faits objectifs, indépendants de l’esprit. Sans doute cela ne nous dit-il rien sur ce qu’ils sont, ni, quels sont, parmi les faits qui existent, ceux qui sont indépendants de l’esprit et ceux qui ne le sont pas. Mais l’essentiel est acquis. Le relativiste ne nous a pas non plus donné de sérieuses raisons de penser que nous avions tort de considérer qu’il y a autour de nous certains faits (des dinosaures, des girafes ou des montagnes. « Le monde est le monde tout simplement », finit du reste par admettre Putnam en évoluant dans son réalisme. Dans une très large mesure, le monde extérieur est ce qu’il est, indépendamment de nous et de ce que nous croyons de lui.
4. On a alors montré, en reprenant une bonne partie de l’analyse détaillée que mène P. Boghossian, que seule se pose la question du relativisme épistémique, touchant à la question des critères dont nous disposons ou non pour justifier nos croyances et que l’argument relativiste a ici quelque force (notamment sous la forme de l’argument dit « renforcé ») en faveur du « pluralisme », ou sous la forme de l’argument selon lequel les systèmes épistémiques ne seraient ni vrais ni faux, mais seraient des impératifs, même si, pour finir, il ne résiste pas à l’examen et repose notamment sur des ambiguïtés dont on peut mesurer certains effets dans la question du désaccord.
5. On a évalué pour finir la portée exacte de la critique du relativisme dans sa version principalement épistémique, et proposé quelques pistes pour éviter les impasses relativistes sous la forme d’un réalisme que l’on a présenté assez longuement et qui doit pouvoir trouver sa place à mi-chemin entre un réalisme métaphysique prônant une indépendance totale de la réalité par rapport à l’esprit et un relativisme culturaliste ou historiciste dans lequel les notions classiques de vérité, de justification ou de connaissance auraient perdu toute raison d’être sans nous offrir vraiment de solution de rechange satisfaisante. Si ce réalisme est correct, peut-être est-il aussi l’indice que si l’on veut aller jusqu’au bout dans l’examen de ce en quoi consiste la valeur de la connaissance, il est indispensable, à un moment ou à un autre, de répondre au volet métaphysique de la question, tant il est vrai, comme on l’a montré dans la leçon inaugurale, que c’est seulement l’élucidation de ce lien entre l’épistémologique et le métaphysique qui permettra de donner consistance à l’idéal qui est le nôtre de réussir à nous présenter comme des penseurs rationnels.