Nous sommes partis de la trop fameuse phrase de Claudel, citée par Rivière, reprise partout : « C’est un extraordinaire mélange de style racinien et de style journalistique de son temps. » Rivière voulait parler de la contiguïté des mots les plus rares et les plus familiers, voire des mots les plus saugrenus avec les plus simples.
Malgré son aversion pour la presse, Baudelaire y publie ses poèmes ; on remarque néanmoins une singulière répartition de ses textes entre La Presse, quotidien à grand tirage, et L’Artiste, revue d’art, qui appartiennent pourtant tous deux à Arsène Houssaye. Faut-il en déduire qu’il y a des poèmes plus adaptés à la presse et d’autres à la revue ?
Quand on relit les pièces du Spleen de Paris dans leur contexte, dans les journaux où chacun des textes a paru, on voit à quel point la forme même du poème en prose est marquée par le support de sa publication, la presse, la petite presse (et le souvenir des « petits journaux » auxquels Baudelaire a collaboré) : un texte bref, une chose vue, un fait divers, un morceau de réalisme, le tout suivi d’une moralité. Sur la page imprimée, le poème voisine avec le premier-Paris, les nouvelles de la politique, le fait divers, la bourse, la chronique judiciaire et la publicité, au milieu de la trivialité et de la vulgarité. Il n’existe pas ou plus de frontière nette entre le monde moderneet la poésie, plus de privilège pour la poésie et le poète (désormais déclassé) dans la cacophonie du journal. Quand on revoit « L’Étranger » en première page du journal, on se pose la question du lecteur et de la lecture ; on le lit, rétrospectivement, comme une véritable agression contre le lecteur et contre le bourgeois. Le poème retrouve alors toute sa force et sa violence initiales. Le poème en prose rivalise avec le feuilleton et avec la publicité.
Les rapports de Baudelaire avec les directeurs furent des plus conflictuels ; le poète les classe parmi la canaille littéraire. De nombreux poèmes gardent, à ce titre, la trace de ces affrontements. C’est le cas notamment de « La Chambre double », poème paru parmi les premiers, et en première page de L’Artiste, où le poète évoque trois avatars de l’horreur : l’huissier, la maîtresse et le « saute-ruisseau » d’un directeur de journal (terme qu’il emprunte justement au roman feuilleton). On retrouve également ce souvenir dans « Une heure du matin » (poème qui ouvre la deuxième livraison), où le directeur d’une revue est comparé à un « coquin », et dans « Le Gâteau » (en première position de la troisième livraison), ou bien encore dans « Les Tentations ».