Cette conception de l’Histoire comme casuistique informe la pratique de l’écriture de la vie dans les Essais, qui s’appuie sur le récit d’anecdotes, de choses vues, vécues, lues ou entendues formant autant de petits contes à valeur d’exemples venant nourrir la réflexion.
Le chapitre « Divers evenemens de mesme conseil » (I, 24) présente, suivant une structure en chiasme, deux cas opposés de magnanimité qui soutiennent la morale de la fides proposée par Montaigne. Introduits dans une addition de 1588, dans l’après-coup de la relecture, ces deux exemples développent le récit de deux expériences personnelles contradictoires venant illustrer une éthique de la main tendue : le premier en fournit le contre-exemple à partir d’une scène dont Montaigne fut jadis le témoin oculaire, tandis que le second, fondé sur une anecdote dont il fut le protagoniste, en montre la réussite.
Le premier « moment de vie » est introduit par l’énoncé de la morale qu’il est chargé d’illustrer : « C’est un excellent moyen de gagner le cœur et volonté d’autrui que d’aller sousmettre et fier, pourvu que ce soyt librement et sans contrainte d’aucune nécessité, et que ce soyt en condition qu’on y porte une fiance pure et nette, le front au moins deschargé de tout scrupule ». Le récit s’ouvre, sans transition, sur une formule de témoignage courante dans les Essais : « Je vis en mon enfance un gentihomme », qui introduit un épisode historique capital, celui de la mise à mort de Tristan de Moneins lors de la révolte populaire contre la gabelle qui eut lieu à Bordeaux en 1548. Le récit de l’événement en lui-même est expédié en une seule phrase, pour arriver plus vite au dénouement, qui seul importe en vue de la leçon que veut en tirer Montaigne. Ce modèle de récit bref, condensé en une phrase unique mais complexe, fondée sur l’accumulation d’infinitifs, de participes passés et présents, est récurrent dans les Essais : la succession rapide des faits révèle une syntaxe qui va à l’essentiel, sur le modèle du style de la magistrature.
Montaigne simplifie les événements jusqu’à les rendre abstraits, pour mettre en cause l’attitude passive et soumise du « gentilhomme » qui, selon lui, aurait eu pour effet d’exciter la foule contre lui. Il s’agit là encore d’examiner la relation entre le conseil et l’événement, de pénétrer les « secrets » de l’attitude – du conseil – adoptée par Tristan de Moneins qui conduisit à l’événement, sa mise à mort.
Sans rien dire de la répression sanglante qui suivit, il enchaîne sur le récit de la seconde expérience qui, venant en fournir le contre-exemple, illustre la même leçon. Ce second conte montre Montaigne, alors maire de Bordeaux, dans une situation comparable à celle dont il fut le témoin dans son enfance : dans le contexte d’une revue des troupes dans un climat de tension entre la ligue catholique et la Ville, en 1585, il a pu se remémorer la scène de son enfance et redouter de connaître le même sort que Tristan de Moneins. Après un récit tout aussi économique que le premier, il commente son propre exemple à la manière de l’Histoire antique : l’issue de l’événement est déterminée par le parti que prend Montaigne, contre l’avis majoritaire, avec une « secrete fiance » qui avait manqué jadis à Tristan de Moneins. L’épisode serait à la source du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, comme exemple de la subordination des hommes aux puissances qui les gouvernent.